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On a beaucoup (trop) parlé
d'Elián González, de l'odyssée
de cet enfant devenu enjeu politique, alors qu'il aurait pu mourir
ignoré dans les eaux du détroit de Floride, comme des centaines
d'autres enfants cubains, ou s'intégrer tranquillement avec sa mère
à la Communauté de Little Havana. On a surtout évoqué
les aspects politiques de ce nouveau bras de fer entre le régime
castriste finissant et la démocratie américaine, pourtant
encline à l'indulgence ces derniers temps. On a également
parlé du cas de conscience que pose aux mères (et aux pères)
du monde entier le problème de ce niño balsero que
se disputent le seul parent direct qui lui reste et la famille de celle
qui est morte pour qu'il puisse vivre librement à Miami. On a peu
parlé de l'impression ressentie par les témoins des événements
qui secouent Cuba depuis le début du mois de décembre.
A l'étranger, il est difficile d'imaginer à quel point la vie publique du pays est affectée par les soubresauts de cette interminable affaire empoisonnée. Les moyens mis en oeuvre pour mobiliser - à son corps défendant - la population sur ce thème sont ahurissants : fabrication de millions de tee-shirts distribués gratuitement aux manifestants, campagne d'affichage, perte de journées de travail et de journées d'écoles, paralysation des transports en commun réquisitionnés pour les regroupements de masse, organisation de manifestations télédiffusées avec concert à l'appui... Tout cela est d'autant plus surprenant que l'économie cubaine est à bout de souffle et qu'au même moment les denrées de base voient leur prix augmenter de façon sensible pour le maigre budget des familles. Ce qui surprend également, c'est l'énergie déployée par le régime pour exploiter cet incident et s'en faire un point d'honneur, rejetant d'avance tout compromis et se fermant lui-même toute porte de sortie d'un combat sans merci. Visiblement, Castro joue son va-tout sur une affaire hasardeuse qui ne semblait pas, au départ, justifier un tel coup de poker. S'agit-il d'une erreur d'appréciation du dictateur vieillissant ou le vieux renard nous réserve-t-il encore des surprises? S'agit-il seulement de détourner le peuple des vrais problèmes et de refaire l'union autour du thème toujours mobilisateur de l'anti-impérialisme, avec, cette fois, le secours de la sensibilité familiale et de l'attention particulière accordée aux enfants à Cuba? L'avenir nous le dira peut-être, encore que je vois mal comment cette affaire pourrait trouver rapidement son dénouement et ne pas traîner en longueur pendant encore au moins plusieurs mois. Quoi qu'il en soit, cette effervescence suscite l'irritation et un sourd mécontentement qui se traduit par des plaisanteries irrespectueuses tant envers le régime qu'envers la pauvre victime de ce débat international dont la mine apeurée et le langage incertain ont amené certains à mettre en doute sa santé mentale. Même les enfants des écoles, qui en ont assez de défiler et de chanter pour le retour d'Elián à son pupitre, détournent les slogans officiels et fredonnent : en Cuba no hay juguete en Cuba sólo hay fongo, Ce que ne savent pas toujours les observateurs étrangers, c'est que rien de ce qui se passe publiquement à Cuba n'est spontané : qu'il s'agisse de la célébration du premier mai, de la visite du Pape - que même les non-croyants se devaient d'aller saluer - ou des manifestations pour la restitution de l'enfant "séquestré par la mafia de Miami", il est difficile de se soustraire à l'obligation de présence. Les enfants des écoles sont conduits sur les lieux de rassemblement (le retour en autobus n'étant par contre pas toujours assuré, et ma fille a dû, après l'une de ces manifestations, faire à pied les cinq kilomètres qui séparent la place Antonio Maceo de Cuabitas) et la perspective d'échapper à une journée de classe ne suffit pas forcément à leur donner envie de participer à cette activité. Pour les travailleurs, c'est une journée qui sera payée normalement, mais à condition de paraître et, si possible, de montrer avec conviction sa détermination à exiger le retour au pays du héros national, lequel, si sa mère n'était pas morte pendant la traversée, ferait partie de cette vermine vilipendée par Castro et ses sectateurs. Mais c'est à la télévision que la farce atteint des dimensions ubuesques. Impossible d'échapper au matraquage, impossible de rester hors d'atteinte du lavage de cerveau, impossible de penser à autre chose. Tout au long de la journée, ce sont les retransmissions des manifestations, des discours à l'Assemblée, des interventions de Fidel, de Ricardo Alarcón ou de Hassan Pérez. Et à chaque instant, l'image de l'enfant-symbole vient s'incruster sur les écrans. Même la telenovela - que Fidel avait l'habitude de respecter, allant jusqu'à écourter ses discours pour ne pas faire attendre les téléspectatrices - est retardée par ce sujet unique. Et chaque jour tous les corps de métier défilent pour exiger le retour d'Elián et expliquer l'impérieuse nécessité de cette victoire, hier les scientifiques, aujourd'hui les journalistes, demain les acteurs. Car même les artistes les plus prestigieux se prêtent à cette mascarade : le grand Silvio Rodríguez, dont la licorne bleue est décidément bien perdue; Jorge Perugorría, que l'on avait tant aimé dans son rôle d'intellectuel anticonformiste de Fresa y chocolate... Sont-ils de bonne foi? Sont-ils dupes? Sont-ils victimes ou complices? Peut-être nous le diront-ils lorsque la peur n'imposera plus un double langage. Mais ces enfants endoctrinés par des enseignants zélés et qui viennent crier leur haine de ces ennemis d'en face, combien de temps faudra-t-il, lorsque cette folie aura cessé, pour qu'ils apprennent à vivre avec ces Cubains qui sont leurs frères? |
Leí algunos de los slogans
de la calle para el caso de Elián, en La Habana hay otro:
pa que pongan los muñequitos." |