Littérature
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Le paradis des menteurs
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par Gérard de Cortanze |
Le premier à délirer fut Colomb, qui s'entêta à y voir la
Chine. Depuis, chaque auteur donne, de Cuba et de La Havane, une version
différente de celle du voisin
Editeur,
écrivain, biographe et ami de Paul Auster, Gérard de Cortanze, 49 ans,
est un familier de l'Amérique. Aux éditions du Chêne, il publie Hemingway
à Cuba. Une enquête remarquable - et illustrée - sur la
trentaine d'années que passa «Papa» dans l'île.
Cuba est à la mode. On
vante, ici et là, ses hôtels de charme et ses palais percés de
mediapuntos filtrant la lumière, ses musiques dansantes et son exubérance
tropicale, ses belles voitures américaines des années 50 et sa
capitale, La Havane, dont le centre historique serait restauré afin que
la population défavorisée de ce quartier légendaire ne soit pas
refoulée à la périphérie de la périphérie de la ville... Cuba est
du mythe qui fabrique de la mythologie, et La Havane, une cité littéraire,
qui n'a depuis longtemps plus rien de réel. C'est Jérusalem revue et délivrée
par le Tasse, ou New York conjecturée par Kafka, qui ne foula jamais le
sol de Manhattan. Dans son dernier livre, La
Douleur du dollar, Zoé Valdés écrit de La Havane qu'elle a
été engloutie par la houle, que sa chair est à vif «comme un bouton
crevé, comme une écorchure au genou». Mais, ajoute-t-elle, «même
ainsi, douloureuse et écumeuse dans son pus, elle reste encore belle».
Qui, des historiens, des photographes, des romanciers, nous donne une
image juste et vraie de Cuba? Aucun, sans doute, à moins que chacun, à
sa manière, ait décidé d'atteindre la vérité par le chemin le plus
sûr: celui du mensonge. Federico Garcia Lorca, qui séjourne à Cuba au
printemps 1930, s'imprime tout entier de sa fibre, de son émotion, de
sa réalité. Il découvre à Cuba une «vie couleur de rhum», et
reproche au Morand d'Hiver Caraïbe de n'avoir vu l'île
crocodile qu' «à l'envers», de sa terrasse, ne remarquant rien de ses
«choses caractéristiques», à commencer par la dictature du général
Machado...
A quand remonte le mythe? Au 28 octobre 1492, sans doute, quand
Christophe Colomb, croyant découvrir la province continentale de
l'empire du Grand Khan, décrit l'eau limpide, la symphonie étourdissante
du chant des oiseaux, les coquillages nacrés et les plages dorées. «Là-bas,
dit-il, les feuilles de palmier sont si grandes qu'elles servent de toit
aux maisons.» Au fond, Cuba est un creuset, un athanor - celui que
chaque alchimiste fait faire à sa guise pour y conserver son feu
secret. Libre, riche, ouverte, la puissance de l'imaginaire cubain réside
incontestablement dans cette faculté, offerte à celui qui l'observe,
de pouvoir se l'approprier: chacun y apporte ce qu'il est.
Cuba est noire, telle que la conteuse Lydia Cabrera, publiée par Roger
Caillois dans La Croix du Sud, il y a plus de quarante ans,
nous la fit découvrir, en recueillant la pensée primitive et subtile
des Noirs cubains, dont les ancêtres, venus d'Afrique, touchèrent l'île
au XVIe siècle. Cuba est chinoise: l'immigration asiatique fut très
importante au XIXe siècle; ainsi, dans les années 60, le quartier
chinois de La Havane était-il très prospère. Cuba fut aborigène,
elle qui ne compte plus aujourd'hui que quelques dizaines de métissés
sur les 100 000 à 200 000 Guanahatabeyes, Siboneyes et Taïnos recensés
avant l'arrivée des Espagnols. Cuba est blanche. Cuba est métisse.
L'auberge cubaine accueille le pire comme le meilleur. Pour Littré,
Cuba n'existe que par ses cigares, ses «excellents havanes» - il est
vrai que nous sommes en 1880 - et pour Los Van Van, groupe célèbre il
y a dix ans: «La Havane n'en peut plus.» D'un côté, le métissage
architectural cubain, qui engendre un art baroque où se multiplient
colonnes et chapiteaux. De l'autre, souvenez-vous, ce refrain imbécile
datant d'avant guerre: «Un jour à La Havane/Un tout petit négro/Jouait
dans sa cabane/Du banjo.»
Quel est le vrai visage de Cuba? L'île montre un profil sans cesse
changeant: Cuba est une girouette. Le syncrétisme cubain, vorace,
gourmand, «traversé par les torpeurs de la sieste et la somnolence du
bambou» (José Lezama Lima), fausse les cartes, fait pousser de faux
gratte-ciel au pied des avocatiers, envoie des corsaires et des
flibustiers, fait écrire au voyageur allemand Alexander von Humboldt
que Cuba est une île «populeuse qui empeste la viande séchée», et
à un certain écrivain dissident (Guillermo
Cabrera Infante) qu'elle est la source «de tous les commerces
possibles et de toutes les nostalgies».
C'est un fait, Cuba, en général, et La Havane, en particulier, échappent
et fuient. Quelle Havane choisir? Celle des Trois Tristes Tigres,
éclairée par un soleil d'été, rouge, sur une mer indigo: La Havane
de la prostitution et des boîtes de nuit, de la Mafia et de Batista,
mais aussi - paradoxe des paradoxes - de l'éclosion d'un milieu
culturel brillant, autour de Lezama Lima et de sa revue Origenes?
La Havane de Nicolas Guillén, immense poète et communiste sectaire,
ville aux boutiques aussi bien achalandées et approvisionnées que
celles de Moscou (nous sommes en 1937!), mais dont les plages sont
interdites au poète américain Langston Hughes, à cause de la couleur
de sa peau? La Havane de Reinaldo Arenas et
celle d'Armando Valladares: de l'exil et de la prison? Celle du Madrilène
Joaquim Belda, qui, dans La Coquito, raconte que les Noires «s'enduisent
le corps d'un onguent à base de piment, effectuant jusqu'à l'aube une
danse infernale»? Celle de Severo Sarduy, lumineuse et baroque? Celle
d'Alejo Carpentier, toute de colonnes et de pâtisseries néocoloniales?
Celle de Graham Greene, traversée par la vie de bordel, la roulette des
hôtels et les «crabes Morro»? Celle de Cecilia Valdés, la sensuelle
et provocante mulâtresse, qui hante les pages de La Colline de
l'ange, roman antiesclavagiste publié en 1839 par Cirilo
Villaverde, «petite vierge de bronze» dont les descendantes arpentent
aujourd'hui le Malecon et le paseo de Marti?
José Lezama Lima, auteur du magique Paradiso (s'il n'est qu'un
seul livre à lire sur Cuba, c'est celui-là), nous donne un conseil. Il
faut, dit-il, découvrir La Havane entre chien et loup, jamais dans le
heurt du plein jour et du plein midi, mais dans la lumière du matin et
celle des crépuscules. Ernest Hemingway l'avait bien compris, lui qui,
dès 1928, écrit à sa femme: «Je me suis souvent demandé ce que je
devrais faire du restant de ma vie et, maintenant, je le sais -
j'essaierai d'arriver à Cuba.»
Le Cuba de Hemingway n'est pas celui des poncifs dont on l'affuble si
facilement. C'est le Cuba du vent frais et du soleil luisant, de l'amitié
avec les pêcheurs, des arbres, de l'enfance retrouvée, du Gulf Stream,
un des derniers lieux sauvages de la terre. Un Cuba exactement semblable
à ce qu'il devait être avant que les hommes ne viennent avec leurs
bateaux, leurs légendes, leurs héros fatigués ou réhabilités, leurs
mensonges, leurs camps, leur embargo, et que l'Histoire n'est pas près
d'acquitter...
Article paru dans l'Express du 18/12/1997
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