|  |  | Le Malecón, une avenue entre sable et pierre | 
| La promenade mythique sur le front
  de mer exerce toujours son charme sur les Cubains et sur les visiteurs étrangers.
  “Granma”, le quotidien communiste officiel, lui dédie une balade
  sentimentale. Le
    confesseur l’attendait après la large avenue, le long du bord de mer. Il
    savait écouter ceux qui venaient à lui, sans jamais refuser personne.
    Toutes les histoires des habitants de cette cité, la plus grande des Caraïbes,
    étaient aussi les siennes. Ce soir-là, Mariana avait décidé de lui
    confier ses peines. Elle n’avait pas eu le temps de connaître la famille
    de son amour déçu, mais elle voulait sortir de son silence, le briser
    comme ces vagues qui venaient se rompre contre les rochers. Mariana le
    regarda, se hissa sur le parapet et son regard se perdit au loin. Quelques
    secondes plus tard, elle entama un long monologue, aussi fougueux que cet
    amour qu’elle gardait dans un recoin de son âme jusqu’à ce qu’il se
    flétrisse. Le
    Malecón, ce témoin des plus beaux couchers de soleil de La Havane et des
    événements les plus importants de l’histoire nationale, a déjà cent
    ans. La ville en rêvait déjà au XIXe siècle, dans les années 1860,
    alors qu’elle ne comptait encore que 200 000 habitants. On raconte que
    l’un des ingénieurs les plus célèbres du pays, Francisco de Albear, préparait
    depuis les années 1830 un projet de construction d’une promenade
    maritime. Mais, à ce moment-là, un autre travail, de plus grande
    envergure, absorbait Don Francisco : l’aqueduc de la ville, considéré
    comme l’un des plus grands ouvrages de génie civil construits à Cuba.
    Albear ne put voir son aqueduc terminé, ni la mise en chantier, en 1900, de
    son autre projet, le Malecón, la promenade de front de mer. La Havane s’était
    alors dotée de belles avenues bordées d’arbres, comme la Alameda de
    Paula, où les vieilles familles allaient s’exhiber dans leurs carrosses
    et prendre l’air de la mer. On pouvait aussi fréquenter le nouveau Paseo
    del Prado, une promenade à la mode depuis le XIXe siècle. Le
    nouveau siècle naquit avec un élan de modernité, et les habitants de la
    ville attendaient impatiemment les travaux de remblai le long de l’océan.
    Les opérations de terrassement commencèrent durant l’occupation
    militaire nord-américaine et l’on construisit le premier tronçon de mur,
    depuis le Castillo de la Punta jusqu’à la rue Crespo. L’objectif était
    l’amélioration de la salubrité du bord de mer et l’embellissement de
    la ville. Dans certaines parties de la rue San Lázaro, la mer arrivait
    jusqu’à l’arrière-cour des demeures, que l’on bâtissait alors sur
    pilotis. A certains endroits, les rochers étaient couverts d’immondices,
    offrant une vue pour le moins déplaisante. Prendre des bains de mer était
    devenu une coutume très répandue à la fin du XIXe siècle, avant que ne
    soit construit le Malecón. De nombreux établissements de bains virent le
    jour, tels ceux de San Rafael, des Campos Elíseos ou de Ramón Miguel, dans
    El Vedado [le quartier chic de La Havane], et devinrent des lieux de villégiature
    élégants pour les gens riches, que l’on voyait passer dans leurs
    voitures tirées par des chevaux. En 1904, la construction d’habitations,
    d’hôtels, de commerces et de lieux publics fut autorisée. La splendeur
    du modernisme s’installa sous les yeux des Havanais, le long de cette
    avenue qui s’étendait au fil des ans. La
    nouvelle voie commença son expansion vers l’ouest et la rue Belascoaín
    en 1919. A partir de 1927, elle s’étendit vers l’est (de la Punta aux
    quais), et l’avenue d’El Puerto fut ouverte. En 1921, il y eut une
    nouvelle prolongation vers l’ouest, cette fois jusqu’à El Vedado, le
    nouveau quartier résidentiel. En 1930, ce fut le tour de la rue G jusqu’à
    la rue 12. Enfin, en 1958, la promenade rejoignit la 5e Avenue de Miramar. On
    y voit les traces du salpêtre, des marées et des cyclones Après
    l’inauguration du Malecón, les habitants de La Havane du début du siècle
    prirent l’habitude de se réunir près du kiosque à musique qui se trouve
    dans sa première portion. L’orchestre municipal, créé en 1899, donnait
    des concerts à cet endroit ou dans le Parc central. Pendant la journée, on
    pouvait y voir les toutes nouvelles automobiles, exhibées par leurs propriétaires.
    On dit qu’il y en avait tant que les chevaux de la police avaient tout
    juste la place de passer. Le Malecón a été un enchantement pour les
    Havanais. Certaines publications de l’époque font état du pouvoir de séduction
    que le long mur exerçait sur les femmes. Les pêcheurs y restaient des après-midi
    et des nuits entières, la ligne dans l’eau, attendant que le poisson
    morde, sous les yeux d’un public composé de centaines de promeneurs. C’était
    le lieu de rencontre des couples clandestins et des romances [type de poésie]
    osées : la morale, obstacle aux élans audacieux, exacerbait les passions
    verbales. Aujourd’hui,
    les choses n’ont presque pas changé ; l’atmosphère est simplement plus
    libérée de nos jours. Seules les inévitables traces laissées par le salpêtre,
    les marées et les cyclones peuvent différencier le Malecón actuel de
    celui du passé. Le temps lui fut cruel. En 1937, un journaliste décrivait
    déjà la situation en ces termes : “Nombreuses sont les demeures qui
    offrent aux yeux des promeneurs le spectacle de leurs façades décrépies,
    de leurs murs sans peinture, de leur abandon total.” Mais il reconnaissait
    malgré tout que le Malecón est “un aimant qui possédera toujours un
    pouvoir d’attraction rarement égalé”. Il n’y a pas un seul visiteur
    venu à la capitale, de l’étranger ou de l’intérieur du pays qui
    n’ait succombé au sortilège qu’exercent sa brise et son horizon
    magiques. “Si La Havane perdait le Malecón et édifiait autre chose à la
    place, peu importe quoi, la ville perdrait 50 % de ce qui fait son image”,
    a dit un jour l’historien de la ville, Eusabio Leal. Beaucoup
    le considèrent comme un symbole de la capitale, aussi distinctif que le
    Castillo del Morro [la plus grande construction militaire espagnole d’Amérique].
    Après 1959, et tout particulièrement ces dix dernières années, des
    millions de personnes ont envahi le front de mer et les rues avoisinantes
    lors des manifestations et des différents combats pour la justice,
    semblables à des cyclones faisant résonner leurs tempêtes de voix. Car le
    Malecón est aussi un bouclier, le coeur de La Havane qui bat avec encore
    plus de force lorsque ses enfants le rejoignent. Ses
    sept kilomètres de long paraissent pouvoir protéger la ville de
    n’importe quelle inclémence du temps ou des hommes. Mais sa plus grande
    valeur réside sans aucun doute dans sa beauté et dans cette sensation de
    tranquillité que procure le bord des choses dont on connaît les limites,
    que l’on sait finir là. Peut-être est-ce à cause de la sérénité
    qu’il inspire que tant d’histoires ont commencé en ce lieu. Marelys Valencia Granma, La Havane |