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Cuba, le verso de la carte postale

LE MONDE DES LIVRES | 03.05.01 | 20h38

Recueil de nouvelles ou romans, récits réalistes, intimistes ou fantastiques, cris feutrés ou charge violente, désirs de fuite frustrés ou assouvis... Une polyphonie cubaine édifiante et dévastatrice sur la décomposition de la société.

DES NOUVELLES DE CUBA Vingt-sept auteurs traduits de l'espagnol (Cuba), présentés par Michi Strausfeld, Métailié, "Suite hispano-américaine", 370 p., 88 F (13,42 EUROS).

PERVERSIONS À LA HAVANE (Perversiones en el Prado) de Miguel Mejides. Traduit de l'espagnol (Cuba) par François Gaudry, Phébus, 184 p., 119 F (18,14 EUROS).

PASSÉ PARFAIT (Pasado perfecto) de Leonardo Padura. Traduit de l'espagnol (Cuba) par Caroline Lepage, Métailié, "Bibliothèque hispano-américaine", 216 p., 115 F (17,53 EUROS).

TRILOGIE SALE DE LA HAVANE (Trilogía sucia de La Havana)de Pedro Juan Gutiérrez. Traduit de l'espagnol (Cuba) par Bernard Cohen, Albin Michel, 423 p., 140 F, (21,34 EUROS).
 

 

Ils n'auront sans doute jamais la notoriété des joyeux bardes propulsés sur le devant des scènes internationales par Ry Cooder et Wim Wenders, promoteurs du très social club Buena Vista. Mais, même s'ils n'ont pas tous le talent de leurs aînés musiciens, et s'ils profitent de l'attrait et de la répulsion que leur pays exerce sur le monde occidental, ils offrent l'avantage de représenter le Cuba d'aujourd'hui. L'essentiel de ces textes porte sur leur pays un éclairage édifiant, fin, puissant et dévastateur.

Le recueil Des Nouvelles de Cuba rassemble des récits écrits au cours de la dernière décennie par vingt-sept femmes et hommes (1). Nés entre 1954 et 1972 et vivant pour la plupart à Cuba, ils ont en commun d'être couverts de prix mais peu édités. Le choix de la nouvelle paraît donc une nécessité pour ces écrivains dont les seules possibilités de reconnaissance passent par l'Europe et particulièrement par l'Espagne. De fait, le présent recueil, à l'instar de la troupe des papys musiciens, fait l'objet d'une tournée éditoriale européenne puisqu'il a auparavant été publié en Espagne et en Allemagne.

Ces nouvelles, de qualité inégale, valent surtout par la diversité des témoignages. Elles sont autant de cris, poussés sur tous les tons, de l'étouffé au suraigu : dire la difficulté, l'impossibilité ou le désir de vivre sur une île dont le périmètre semble se rétrécir à mesure que s'appesantit sur elle le ciel plombé de la misère. Dans le registre réaliste, intimiste ou fantastique (Antonio José Ponte, Alexis Díaz Pimienta) pour exprimer les désirs de fuite frustrés, ou assouvis (Abilio Estévez), les pertes d'identité, la prostitution, le suicide, la solitude des travestis, la faim et l'illégalité (Angel Santisesteban), la folie douce (Eduardo del Llano), le retour au pays.

Perversions à La Havane, de Miguel Mejides (2), à l'image de la société cubaine, est un récit décomposé.

Dans une suite de courtes saynètes passent et reviennent les nombreux occupants d'un immeuble central de La Havane ; s'y entassent, dans des espaces qu'il serait incongru de qualifier de vitaux, des hommes de lettres, des paysans, des fonctionnaires, un maquereau et sa tapineuse, un présentateur télé, un musicien travesti, un bigot, des Noirs et des Blancs, d'anciens riches, des pauvres de toujours. Même l'énergie du désespoir semble faire défaut : "Il se trouvait à la frontière du désir de mourir et de l'accablement à continuer de vivre par pure conviction répétitive." Ici, le désir de fuite ne peut prendre d'autre voie que celle de l'hallucination, du délire, de la magie. Ou celle de l'écriture. Il est vrai que l'un des grands acquis de la révolution cubaine est d'avoir terrassé l'analphabétisme. Une victoire sur l'ignorance que mettent à profit le mouchard professionnel, avec ses rapports circonstanciés, et quelques épistoliers, soucieux de conserver leur anonymat.

Passé parfait, de Leonardo Padura, commence par une gueule de bois et se poursuit par une autre : la première, due à un banal excès de rhum, la seconde, spirituelle et incurable, provoquée par une ingestion massive d'illusions et d'espérances. La victime, Mario Conde, est pourtant commissaire de police. Il est le personnage central d'une tétralogie où le recours au genre policier ne semble être qu'un prétexte pour mieux asseoir le propos de Padura : donner de Cuba le point de vue de quelqu'un appartenant au système mais à travers les yeux embrumés de ce paumé extrêmement attendrissant qu'est Conde.

A mi-chemin entre l'incrédulité et le désespoir, le policier n'a pas prise sur la réalité qui l'entoure, malgré son habileté à résoudre les enquêtes ; il est comme électrocuté par le contact de cette réalité et de ses rêves. S'ensuit une tristesse chronique que son enfance disparue comme par enchantement, son ami de toujours revenu invalide de la guerre d'Angola, la corruption de hauts fonctionnaires, les aberrations de son propre métier et du système, ne font qu'aggraver.

JUSQU'À LA NAUSÉE

Comparé à Bukowski en Espagne, à Henry Miller en France, à personne à Cuba puisqu'il n'y est pas édité, Pedro Juan Gutiérrez annonce la couleur d'emblée avec sa Trilogie sale de La Havane : "Quand on est environné par la brutalité, il n'y a plus de place pour les textes raffinés. Moi, j'écris pour provoquer un peu et obliger les autres à renifler la merde." Le fait est que la lecture de ces nouvelles, où il se met en scène lui-même la plupart du temps, est éprouvante. Sans précautions, nuances ni fioritures, sur un rythme effréné, Gutiérrez prend et tranche sur le vif, étale la misère sous toutes ses formes, jusqu'à la nausée, et déballe des sexes dans toutes les positions, ultime espace de liberté. Répétitif, grossier, repoussant ? Une telle démarche cathartique a au moins le mérite de questionner le lecteur sur son propre rôle : voyeur, touriste littéraire ?

Deux des nouvellistes n'hésitent pas à poser le problème clairement, comme si à la faillite générale venait s'ajouter, double défaite, la honte de l'invasion touristique. C'est le cas chez Abilio Estévez et surtout chez José Miguel Sánchez qui apostrophe : "Je t'absous pour avoir fait ta pénitence et expié ta faute en nous donnant la bénédiction de ta forte monnaie, de ta sympathie naïve, (...) pour ta charité et la satisfaction que tu éprouves à faire quelque chose en faveur de la justice sociale. Je t'absous et te laisse assez de culpabilité pour que tu reviennes vite dans ce Cuba du verso de la carte postale."

Le recto ne leur appartient plus, c'est bien là le problème de ces écrivains. Cette frustration s'exprime par des références fréquentes aux "maîtres", "Saint Lezama Lima des Lettres et des Notes" chez Mejides et Gutiérrez, Cortazar chez Padura, et surtout par la mise en abyme de l'écriture. Le personnage de Padura ne rêve que de devenir romancier, plusieurs écrivains en mal de lecteurs ou de passage à l'acte hantent le livre de Mejides, Gutiérrez ne cesse dans son livre de commenter son besoin d'écriture et avoue, dans un entretien à Librusa (3), sa fascination pour Kafka et Cortazar qui "font de la littérature pour la littérature pour la littérature...". Tous semblent dire leur impuissance d'accéder à la fiction, l'impossibilité de dépasser le stade du négatif, par pénurie de révélateur. En attendant des jours meilleurs qui ne saurait tarder puisque Fidel Castro lui-même déclarait il y a peu : "Dans quelques années, notre peuple sera le plus cultivé du monde."

Jean-Louis Aragon

1) Quatre d'entre eux déjà été publiés en France : Leonardo Padura (Electre à La Havane et Automne à Cuba, Métailié), Abilio Estévez (Ce royaume t'appartient, Grasset), Antonio José Ponte dont une nouvelle fait partie du recueil L'Ombre de La Havane (Autrement, 1997) et Joel Cano (Le Maquilleur d'étoiles, éd. Christian Bourgois). (2) Rumba Palace, l'une de ses nouvelles, fait également partie du recueil collectif publié chez Autrement sous le titre L'Ombre de la Havane (1997). (3) Agence internationale d'informations littéraires ( http://www.librusa.com/ )
 

Le Monde daté du 4 mai 2001


 
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