Cinéma
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Des sabres, du rhum et des costumes blancs
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par Jean-Pierre Dufreigne
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Véritable piège à scénaristes - qui y ont accumulé les nanars
- la grande île a fait la fortune de Hollywood
Coppola a toujours raison. «C'est fini», vient-on dire à Al
Pacino, dans Le Parrain II. Batista est tombé, Castro a gagné.
Finis les casinos, la langouste, le cha-cha-cha, l'étape obligée pour
les alcaloïdes de Colombie. Finis les costumes blancs froissés par le
désenchantement des espions de Sa Majesté, comme Alec Guinness dans Notre
agent à La Havane (Carol Reed, 1960), du faux Hemingway, du
touriste décavé. Le monde a changé. Il ne reste qu'à inviter Xavier
Cugat à Hollywood pour le parfum exotique, le mambo, les grands
orchestres typiques. Cuba, c'est comme Capri, une île où le monde
finit.
Du beau monde. Cuba, station-service sur le boulevard du rhum, était un
piège à scénaristes. A acteurs, à leur cirrhose du foie. Errol Flynn
venait y planquer son yacht noir et sublime, le Zara, dans quelque
crique secrète pour faire le plein. A l'écran, il nous jouait,
sobrement, un corsaire hurlant sur son brick: «Hissez le grand
cacatois!» Il combattait l'Espagnol entre Tortuga et Hispaniola. Sous
le sobriquet de capitaine Thorne, il campa un bel avatar de Henry Morgan
dans L'Aigle des mers (Michael Curtiz, 1940). Une œuvre engagée.
La reine Elisabeth (Flora Robson) y lançait cet avertissement: «Lorsque
les brutales ambitions d'un homme menacent le monde, il appartient aux
hommes libres d'affirmer leur liberté.» Discours qui ne s'adressait
pas à Philippe II d'Espagne mais à un moustachu autrichien.
Cuba était, pour l'Américain, l'équivalent du «séminaire»
crapuleux à Deauville pour le Parisien. Une terre d'aventures. Marlon
Brando s'égare dans ce terrain de jeu dans Blanches Colombes et
vilains messieurs. A la suite d'un pari, il entraîne à La Havane
une sergente de l'Armée du salut, Jean Simmons. Cela dans une comédie
musicale, dirigée par Joseph L. Mankiewicz. Autre pari. Un réalisateur
«psychologique» et un acteur qui, de son propre aveu, «chante comme
un kangourou» (il sera doublé par Carlo Fiore) sont réunis pour rater
l'entreprise. Et chacun le sait. Mankiewicz envoya à Brando hésitant
un télégramme rédigé en ces termes: «Vous n'avez jamais joué dans
un film musical, je n'en ai jamais dirigé. Vous n'avez donc aucune
raison de vous inquiéter.» Curieusement, ce film au casting improbable
fera 8 millions de dollars de recettes. Parce que Sinatra est là, que
Brando est formidable en gangster amoureux de sa salutiste, laquelle,
ayant bu un verre de lait à la cubaine (deux tiers de rhum), se déchaîne.
Voir miss Simmons balancer son crochet du droit à une Habanera en robe
rouge prédisait les dangers du tourisme sexuel.
Une sorte de malédiction
Voilà un monde au crépuscule. Avec Castro se lève le soleil de la
propagande. L'Européen aimant à conspuer l'Américain entre les
guerres mondiales, on obtient Peuple en armes de Joris Ivens et
Cuba si! de Chris Marker. Gros succès en banlieue dans les
maisons de la culture Pablo-Neruda, avenue Maurice-Thorez. Autre succès,
plus populaire, un grand film raté: Topaz, de sir Alfred
Hitchcock, distribué en France sous le titre L'Etau, pour éviter
tout rapprochement avec Pagnol, qui n'avait rien à craindre. Topaz
conte comment un agent soviétique possède vivre et couvert à l'Elysée,
en pleine affaire des missiles. La scène se passe pour moitié en
France gaulliste, pour moitié en Cuba castriste. Ce n'est pas triste.
Ignorons charitablement les acteurs principaux. Ne retenons que John
Vernon, sémillant méchant des films anglais, en Rico Parra, délégué
du Lider maximo à l'ONU et son âme damnée (obsédé par les brunes
pulpeuses). Avec sa meute de moustachus (les barbudos chez Hitch s'en
tiennent à une moustache de maton turc), il réussit à instiller
l'angoisse que tout spectateur va chercher chez Alfred. Lequel fut
beaucoup critiqué: son apolitisme avait dévié. Dans L'Etau,
il imaginait que les policiers cubains torturaient. Pure fiction.
Il est curieux de constater que, dès que Cuba est mis en scène, le
film est raté. Une sorte de malédiction. Prenez Sydney Pollack, pas un
folâtre mais un bon - il suffit de revoir Jeremiah Johnson. Eh
bien, le même homme avec le même acteur, Robert Redford, va nous
louper un inloupable Havana. Une bonne vieille histoire en
costume blanc froissé, une histoire de joueur de poker «pris dans la
tourmente de la révolte castriste» (on parle ainsi dans les synopsis).
«Il va faire son choix.» Le spectateur aussi, en décampant dès son
premier cône Miko.
Du Cuba américain de Hemingway ne reste que Guantanamo. Guantanamo est
la base située au sud-est de l'île. Un Fort Apache en
territoire sioux (on rencontre ce genre de chose au cinéma). Guantanamo
et sa garnison de marines, c'est Le Désert des Tartares plus
des cantinas. On y attend.
Et l'attente rend fou. Le colonel Jack Nicholson - qui n'a jamais joué
un humain normal en trente ans de carrière - n'y échappe pas dans un
film oubliable mais bien fagoté: Des hommes d'honneur (Rob
Reiner, 1992). Jack a permis, sur sa base, des bizutages assez exaltés.
Deux morts. Tom Cruise et Demi Moore le coincent au tribunal, c'est dire
la crédibilité.
Cuba au cinéma ne supporte plus l'ingérence. L'île ne joue bien que
dans les films cubains. Comme le soviétisme, il ne s'exporte pas. Le
meilleur film cubain est Guantanamera: une histoire de
croque-mort amoureux aux prises avec la bureaucratie. Une métaphore. De
Tomas Gutierrez Alea. Le cinéaste de là-bas. Celui qu'on célèbre
dans les festivals de chez nous et qui faillit obtenir l'oscar en 1994
pour Fraise et chocolat. Un
insolent officiel. Il méritait des médailles et des ennuis. Il en eut.
On l'oublie trop: le cinéma fut une urgence pour Castro. Sitôt installé
au palais de Batista, Fidel crée l'Institut cubain de l'art et de
l'industrie cinématographique. A qui le confie -t-il? A Alfredo
Guevara. Le frère? Le frère. Castro aime le cinéma. Depuis qu'il a
joué avec Esther Williams, à Hollywood, en 1944, dans Le Bal des sirènes,
de George Sidney. Il figurait un latin lover et dansait comme une
langouste.
Article paru dans L'Express du 18/12/1997
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