Fraise
et Chocolat
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Un homo chez Castro
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par Jean-Michel Demetz
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«Fraise et chocolat» raconte l'incroyable amitié entre un
homosexuel et un militant castriste. Hilares, les Cubains en
redemandent. De là à penser que Fidel est devenu tolérant..
C'est une salle de projection, le Yara, au cœur de La Havane. Depuis
neuf mois, tout Cuba s'y presse pour voir «Fraise et chocolat».
Une comédie. Une charge acerbe du dernier bastion communiste. Inédit.
Car on n'a pas souvent l'occasion de rire, ces temps-ci, dans les rues
comme dans les théâtres de la capitale. Il y a juste deux ans, «Alice
au Cuba des merveilles», satire grinçante du paradis socialiste,
avait été interdite d'affiche. Aussi, quand «Fraise et chocolat»
fut présenté au très officiel festival de La Havane en décembre
1993, personne n'aurait parié un peso sur le film. Comment cette
confrontation entre un artiste homosexuel déçu du castrisme et un
jeune militant communiste ardent défenseur de la révolution
pourrait-elle passer l'écran de la censure?
A la surprise générale, le film ramassa une brassée de prix. Projeté
à l'origine dans une seule salle (officiellement, par faute de copies)
devant un public ébahi, il remporte un triomphe. Car le Cuba filmé par
le réalisateur Tomas Gutierrez Alea, surnommé «Titon», est aux
antipodes du lyrisme révolutionnaire des tableaux figés et lézardés
de la propagande. Derrière les vestiges croupissants de l'architecture
coloniale douloureusement exposés, le quotidien est bien triste pour
ceux qui ont cru aux lendemains radieux: à chaque immeuble son
mouchard. Un racisme non éradiqué, des comités de défense populaire
malades de la paranoïa, la censure comme seconde nature, un marché
noir florissant. Tout cela valait-il la peine d'avoir tant aimé la révolution?
Le personnage principal (Diego, l'homo, Jorge Perugorria, une révélation)
fraternise avec la «boisson de l'ennemi», le J&B, lit les auteurs
sud-américains proscrits (en tête Vargas Llosa, violent contempteur de
Castro), rêve aux fastes de l'époque d'avant les «compañeros»,
refuse le travail volontaire, arbore enfin la devise rebelle par
excellence dans un Etat totalitaire: «Il faut boire à toutes les
sources.» Bref, le héros est un «asocial». Pis, il révèle au jeune
milicien sinon l'appel du désir, du moins l'ivresse de la liberté
nouvelle.
«Pour éviter une provocation inutile», selon l'aveu de Perugorria, le
film est supposé se passer en 1979. Soit à la veille de l'exode
autorisé par le régime des 125 000 «marielitos». Mais nul n'est
dupe. Perugorria, lui, n'a jamais songé à partir. Avec un enthousiasme
bouillonnant noyé sous les contradictions, il est à l'image de son
peuple. Messianique: «J'ai été élevé dans la révolution. Son bilan
est globalement positif.» Sincère: «Vivre à Cuba, c'est se fabriquer
une double morale, une double vie, tricher.» Désorienté: «Qui sait
comment cela va finir?» Désenchanté: «En fait, je ne crois plus à
rien. Castro doit laisser la place à une autre génération.»
Aux Etats-Unis, dans les rangs de la diaspora cubaine, changement de
ton. Gutierrez Alea concentre tous les tirs. «C'est comme si Hitler
avait commandé à Leni Riefenstahl de filmer "La Liste de
Schindler''», a dénoncé l'écrivain Guillermo Cabrera Infante. Le réalisateur
cubain voit son passé de propagandiste lui sauter à la gueule: on lui
reproche ainsi d'avoir inventé le slogan subtil «Humilier Fidel, c'est
humilier Cuba» ou envoyé des intellos homos dans des camps. Réponse
de Perugorria: «Titon, moi je ne le connaissais pas à cette époque. Même
s'il a jadis pourchassé des homos, c'est du passé. Aujourd'hui, il défend
le droit à la différence et à la critique.» Tel est bien le problème.
Que cache vraiment cette comédie sur l'homosexualité, cette éternelle
aune des libertés publiques? «Fraise et chocolat» est-il un
vrai-faux film dissident, le reflet d'un combat de tendances au sein du
parti entre réformistes et conservateurs ou une gigantesque
manipulation destinée à vanter, à l'extérieur, l'image d'un Cuba
ouvert, tolérant - pluraliste? On laissera aux «havanologues»
distingués le soin de répondre. Reste une comédie adulée par tout un
peuple, des dialogues percutants (qui n'excluent pas les clichés sur
les folles inévitablement hystériques), des acteurs étonnants. Quant
à la fin de l'autre scénario, plus tragique, c'est au premier des
acteurs de la grande île de la Caraïbe qu'il appartient de l'écrire.
Castro lui-même.
Article parue dans l'Express du 29/09/1994
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