Avec ses effets dub et reggae, ses
fractures, ses dérapages très contrôlés, ses audacieux télescopages,
l'album du contrebassiste cubain Orlando Cachaito Lopez fait figure
d'ovni dans l'ensemble de la production cubaine. Découvert par le grand
public grâce à Buena Vista Social Club,
Orlando Lopez, dit Cachaito, est un homme heureux.
D'abord il y a eu cet inattendu succès (un Grammy Award et plus de
sept millions d'albums vendus dans le monde) de Buena
Vista Social Club. Et aujourd'hui, il y a enfin ce disque, le
premier sous son nom, à soixante-huit ans, "une expérience, dit-il,
qui lui a ouvert l'esprit et donné l'envie d'aller vers d'autres du
même type".
Dès son plus jeune âge, Cachaito a appris comment apprivoiser la
contrebasse. De toute façon, il ne pouvait y échapper. Chez les Lopez,
cet instrument, on l'a dans le sang. Il y a eu pas moins de trente
contrebassistes dans la famille. Parmi eux, Orestes, son père, et
Israel, son oncle (surnommé Cachao) qui ont à eux deux inventé le
mambo, que popularisera plus tard Perez Prado. A La Havane où il
est né le 2 février 1933, Cachaito a joué dans un orchestre
symphonique, avec la Orquesta Riverside, dans des clubs de jazz en
compagnie du pianiste Frank Emilio Flynn. Il a accompagné Nat King
Cole, participé à une jam session, avec Stan Getz...
Si la musique cubaine, "populaire", aime-t-il préciser,
est sa première raison de jouer, le jazz lui donne toujours beaucoup de
bonheur. Le jazzman qu'il met devant tous les autres est - faut-il s'en
étonner ? - un contrebassiste, Charles Mingus. Il lui dédie un
titre de son album (Tumbao no 5). C'est l'un des moments où
sa contrebasse est la plus mise en avant. Un son rond, velu, au swing élégant
et débonnaire, qui sur une autre plage (Tumbanga) ouvre l'espace
au trompettiste sud-africain Hugh Masekela, l'un des invités conviés
dans cette aventure (on remarque également la présence du saxophoniste
Pee Wee Ellis, ancien compagnon de route de James Brown).
De l'espace, il y en a à profusion dans cet album. C'est justement là
l'un des atouts qui rend si surprenante la musique que l'on y entend. Il
règne une incroyable impression d'apesanteur. "C'est un
laboratoire d'idées", commente Miguel "Anga" Diaz,
l'un des maîtres d'œuvre de ce projet avec Nick Gold, producteur de
cet album et de Buena Vista
Social Club, projets périphériques compris (Ibrahim
Ferrer, Ruben Gonzalez, Omara Portuondo).
SCRATCHES ET JAMAÏQUE
Percussionniste d'une efficacité rythmique imparable, il invente des
mélodies de mille couleurs sur ses congas. Semés tout au long de ce
disque, les duos contrebasse-percussions sont en ce sens des modèles de
musicalité. Quand il enregistrait l'album de Cachaito en octobre 2000
à La Havane, Anga préparait parallèlement le sien, pour lequel
il avait invité Dee Nasty. Ce n'est donc pas tout à fait un hasard que
de retrouver ici le DJ parisien. Avec ses scratches canailles, Cachaito
in Laboratory est l'un des sommets de l'album.
Redencion en est un autre. Son glissement progressif d'un
climat rythmique purement cubain vers un autre franchement jamaïcain
(avec, dans le rôle de brouilleur de pistes, Bigga Morrison à l'orgue
Hammond) s'opère dans une fluidité remarquable. On sera aussi étonner
par le solo de violon aux accents tsiganes de Pedro
Depestre (récemment mort d'une crise cardiaque) et les griffures de
gui- tare électrique du Cubain Manuel Galvan, une figure de la guitare surf
dans les années 1960 (il fut membre et arrangeur du groupe Los
Zafiros). Enigmatique, risqué, anticonformiste sans excès, un
album d'une fertile créativité, de la musique cubaine comme jamais
entendue auparavant.
Patrick Labesse
Le Monde daté du samedi 12 mai 2001
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