NOUS n'avons plus de munitions. Les tanks ennemis approchent de la plage.
Envoyez protection aérienne immédiatement." Le dernier message radio
transmis le 19 avril 1961 en début d'après-midi par José San Ramon, le
commandant de la brigade d'exilés cubains débarquée trois jours plus tôt
dans la baie des Cochons, au sud-ouest de Cuba, ne laissait aucun doute sur
l'issue de la tentative d'invasion. En moins de trois jours de combats, "l'Opération
Pluton" planifiée depuis deux ans par la CIA pour renverser Fidel
Castro s'est convertie en un fiasco embarrassant pour le jeune président John
F. Kennedy qui vient de s'installer à la Maison Blanche. Cette " première
défaite de l'impérialisme dans l'hémisphère américain" consolide
le pouvoir de Fidel Castro et le pousse à renforcer ses liens avec le bloc
socialiste.
Les relations entre les Etats-Unis et Cuba se dégradent rapidement après
l'entrée des jeunes révolutionnaires castristes à La Havane, le 1er janvier
1959. Après avoir démantelé l'armée du dictateur Fulgencio Batista, Fidel
Castro entreprend une série de réformes qui mettent en cause les puissants intérêts
américains dans l'île et précipitent l'émigration de la bourgeoisie cubaine.
Washington réagit à la réforme agraire en supprimant le quota d'importation
de sucre cubain sur le marché américain. C'est un coup très dur pour l'économie
cubaine, qui dépend de ce produit d'exportation. Fidel Castro se tourne vers
Moscou, qui accepte d'importer le sucre cubain en échange de pétrole. Mais les
compagnies américaines qui possèdent les raffineries refusent de recevoir le pétrole
soviétique et Castro annonce la nationalisation des raffineries américaines.
En quelques mois, plusieurs centaines de millions de dollars d'actifs américains
sont expropriés. Les Etats-Unis répliquent en imposant un embargo, qui est
toujours en vigueur aujourd'hui.
Convaincu que le leader cubain s'est converti en allié de l'Union soviétique
et en vecteur de la " maladie infectieuse du communisme",
le président Dwight Eisenhower approuve, le 17 mars 1960, un "programme
d'action clandestine", préparé par la CIA. Son objectif : " Provoquer
le remplacement du régime de Castro par un autre plus conforme aux intérêts
du peuple cubain et plus acceptable par les Etats-Unis en évitant que
l'intervention des Etats-Unis n'apparaisse." Ce programme, dont le
budget passera en un an de 4 à près de 50 millions de dollars, prévoit
la création d'un front uni de l'opposition en exil, un effort massif de
propagande anti-castriste par la mise en place de stations de radio en Amérique
centrale et en Floride, des opérations de guérilla et de sabotage dans l'île,
et l'entraînement d'une force paramilitaire. Pour la CIA, il s'agit de rééditer
l'opération qui avait permis de renverser en 1954 le président du Guatemala,
Jacobo Arbenz, jugé trop progressiste par les Etats-Unis.
Les stratèges de la CIA s'étaient convaincus que le choc d'une invasion
provoquerait un soulèvement populaire et le renversement du régime. Dans la
pire des hypothèses, ils prévoyaient que le corps expéditionnaire établirait
une tête de pont où s'installerait un gouvernement provisoire qui ferait appel
aux Etats-Unis pour " rétablir la démocratie" à Cuba.
A la suite de l'expulsion par La Havane de diplomates américains accusés
d'espionnage, Eisenhower annonce la rupture des relations diplomatiques avec
Cuba en janvier 1961, avant de léguer le dossier de l'Opération Pluton à son
jeune successeur démocrate John Kennedy qui l'a emporté de justesse sur le
candidat républicain Richard Nixon en novembre 1960.
Cuba a dominé la campagne électorale et Kennedy a fait monter les enchères
en accusant l'administration républicaine de mollesse face à la " menace
communiste". A la fin novembre, le directeur de la CIA, Allen Dulles,
informe le président élu de l'opération en préparation contre Cuba. Kennedy
approuve la poursuite des préparatifs, insistant pour que l'implication des
Etats-Unis n'apparaisse surtout pas. Mais le camp de Retalhuleu au Guatemala, où
plusieurs centaines d'exilés s'entraînent sous les ordres de la CIA, est un
secret de Polichinelle tant pour les services secrets cubains que pour la presse
américaine.
Pressé par Allen Dulles, qui annonce d'importantes livraisons d'armement
soviétique à Cuba, et malgré les réserves de plusieurs de ses conseillers,
du Pentagone et du Département d'Etat, Kennedy donne le feu vert en avril. Les
exilés de la Brigade 2506 sont transférés à Puerto Cabezas, sur la côte
orientale du Nicaragua, d'où ils s'embarquent le 14 avril à bord de six
navires à destination des côtes cubaines. Le lendemain à l'aube, six B-26
appartenant à la CIA et repeints aux couleurs cubaines décollent du Nicaragua
avec pour mission d'anéantir l'aviation cubaine. Averti de l'imminence d'une
tentative d'invasion, Fidel Castro a donné l'ordre de disperser la dizaine
d'appareils de combat hérités de Batista et de stationner des avions hors
d'usage sur les pistes des trois aéroports militaires. Grâce à ce stratagème,
l'aviation révolutionnaire ne perd que deux appareils lors de l'attaque
surprise lancée le 15 avril à l'aube contre les bases aériennes de La
Havane, de Santiago et de San Antonio de los Banos. Face aux accusations du
ministre cubain des affaires étrangères Raul Roa, dénonçant aux Nations
unies le début de l'agression américaine, l'ambassadeur américain Adlai
Stevenson reprend ingénument la version imaginée par la CIA pour camoufler
l'opération : les bombardements sont le fait de pilotes déserteurs de
l'aviation castriste. Mais ce mensonge est démasqué au bout de quelques heures
par des journalistes américains, au grand dam de Stevenson, après qu'un des
B-26, en difficulté, se fut posé sur un aéroport de Floride.
Il n'est pas encore 1 heure du matin, le 17 avril, lorsque la première
barge débarque l'avant-garde des quelque 1 500 combattants de la
Brigade 2506 sur la plage Giron, à l'entrée de la baie des Cochons. Ils sont
immédiatement repérés par une patrouille de la milice cubaine qui parvient à
donner l'alerte. Tandis qu'un autre bataillon débarque à Playa Larga, au fond
de la baie, Fidel Castro organise la riposte depuis son quartier général de La
Havane. A 2 h 30, il ordonne au bataillon des miliciens de Cienfuegos,
stationné dans la plantation sucrière Australia non loin de la baie des
Cochons, de se diriger vers Playa Giron. Et surtout, il réveille ses pilotes et
leur donne l'ordre d'attaquer sans répit les bateaux du corps expéditionnaire.
La surprise est totale parmi les envahisseurs qui comptaient sur une totale
maîtrise des cieux. Disposant au total de sept appareils en état de marche,
dont deux T-33 à réaction et deux vieux Sea Furies de fabrication britannique,
les neuf pilotes de l'aviation révolutionnaire coulent le Houston, à
bord duquel se trouvaient deux bataillons, et le Rio Escondido, qui
transportait les munitions et le carburant des blindés, et le matériel de
communication de la force d'invasion. Les autres navires du corps expéditionnaire
et les deux destroyers américains qui les accompagnaient s'éloignent des côtes
cubaines. Fidel Castro, qui a transféré son quartier général sur la
plantation Australia, concentre plusieurs bataillons équipés de tanks soviétiques
et de pièces d'artillerie. Il ordonne aux miliciens engagés dans les premiers
combats de tenir à tout prix pour éviter que les exilés ne parviennent à établir
une tête de pont protégée par les marécages de la Cienaga de Zapata, qui
jouxte la baie des Cochons.
PRIS à revers par une unité parachutiste de la Brigade 2506 et soumis aux
mitraillages des B-26 de la force d'invasion, les miliciens commandés par le
capitaine José Ramon Fernandez résistent au prix de lourdes pertes et
parviennent à déloger les exilés de Playa Larga le 18 avril. Disposant
d'une supériorité numérique écrasante, les forces castristes déversent un déluge
d'obus sur les assaillants et lancent l'offensive finale sur Playa Giron le 19 avril.
A court de munitions, lâchés par leurs commanditaires américains, les
survivants de la Brigade 2506 se rendent par centaines ou tentent de fuir à
travers les marais. A l'issue de plusieurs jours de ratissage, 1 189 exilés
sont capturés. Les combats, qui ont duré soixante-six heures, ont fait 157 morts
dans les rangs castristes et presque autant dans le corps expéditionnaire.
Kennedy, qui a reçu le 18 avril un message urgent du leader soviétique
Nikita Khrouchtchev l'enjoignant de " mettre un terme à
l'agression contre Cuba" et le mettant en garde contre les dangers
d'escalade " qui pourraient conduire le monde à une catastrophe
militaire", refuse l'engrenage qui aurait consisté à engager des
forces américaines au secours des exilés et choisit d'assumer les conséquences
de ce que l'historien Theodore Draper a appelé " un échec parfait"
(voir l'article d'Arthur Schlesinger dans Le Monde du 12 avril).
Les exilés capturés sont libérés en décembre 1962 à la suite du versement
d'une indemnisation de 53 millions de dollars par les Etats-Unis sous la
forme d'aliments et de médicaments. Obsédé par l'idée de se venger de Fidel
Castro, Kennedy autorisera une série d'opérations clandestines pour se débarrasser
du leader cubain, dont la plus célèbre, "l'Opération Mangouste"
sera placée sous la responsabilité directe de son frère Robert. L'épilogue
de l'affaire de la baie des Cochons interviendra en octobre 1962, durant la
crise des missiles qui placera le monde au bord de la guerre nucléaire, lorsque
Kennedy s'engagera à ne pas envahir Cuba en échange du retrait des fusées
soviétiques de l'île.
Jean-Michel Caroit