Retour à la page d'accueil
Retour

Avant la nuit et Reinaldo Arenas

Table des matières

 
     Culture
 Cinéma et littérature 

 
On ne dira jamais assez tout ce que le cinéma a fait pour la connaissance de Cuba. Il a fallu Fresa y chocolate pour que le public européen et américain découvre ce que pouvait être la vie quotidienne d'un intellectuel à Cuba. Il a fallu Wim Wenders pour que l'on s'aperçoive que la musique cubaine ne servait pas qu'à faire danser dans les discothèques. Il y a eu aussi le très intéressant Cuba feliz, malheureusement passé presque inaperçu. Et maintenant, grâce à Julian Schnabel, le grand public va découvrir un grand écrivain cubain. Comme dans le cas de Fresa y chocolate, c'est à travers sa mise en images qu'est révélée une oeuvre littéraire jusqu'ici connue seulement par un cercle de spécialistes. Même si une adaptation cinématographique est presque toujours réductrice, on se réjouira de cet élan nouveau donné à un texte et à son auteur par un support qui a la faculté de toucher un public aussi nombreux et varié que celui du cinéma.

 
 
L'homme :

 

Le paria de Cuba
Persécuté par le régime castriste pour homosexualité, le rebelle de La Havane a dû s'exiler. Mort en 1990, il a laissé une prose lumineuse, antidote à la dictature.

Son ultime texte se termine sur ces mots : « J'exhorte le peuple cubain de l'exil comme de l'île à continuer à lutter pour la liberté. Mon message n'est pas un message de défaite, mais de lutte et d'espérance. Cuba sera libre. Moi, je le suis déjà. » Cuba, la liberté et les mots pour le dire. C'est toute la douloureuse, la lumineuse histoire de Reinaldo Arenas, qui s'est suicidé, malade du sida, en décembre 1990.

Comme le montre Julian Schnabel dans Avant la nuit (1), ce fils de paysans modestes s'est très tôt passionné pour la terre, qu'il aimait au point de la manger, et pour les garçons, qui l'attirent irrésistiblement. Plus tard, lorsque la famille devra vendre la ferme pour s'installer dans la petite ville de Holguín, il aura l'impression, en perdant le contact physique avec la nature, d'être amputé d'une part de lui-même. Il découvre d'autres bonheurs, dont le cinéma, qui est, pense-t-il, à l'origine de son désir d'inventer des histoires. D'écrire.

Cuba, à l'époque, est sous la coupe de Batista et sous influence américaine. L'espoir, c'est la guérilla castriste. Reinaldo a 15 ans quand il la rejoint. Par goût de l'aventure, attiré par la communauté virile des guérilleros, et parce qu'il veut croire à des jours meilleurs... Mais il sait déjà que sa vie est ailleurs. Lui qui a appris à lire et à écrire avec sa mère, sans jamais avoir fréquenté l'école, se retrouve à étudier comme boursier à La Havane. Reinaldo a choisi : il sera écrivain. Son premier roman, Le Puits, est primé en 1965. Arenas a déjà imaginé son grand oeuvre : une « pentagonie », dont il commence illico le premier volume.

Il connaît, brièvement, les honneurs : son deuxième roman, Le Monde hallucinant (2), est également primé, par un jury où siègent Lezama Lima et Virgilio Piñera, deux des plus grands écrivains cubains. Puis c'est l'horreur. Le régime castriste n'accepte pas son indépendance d'esprit et pas davantage son homosexualité affichée et militante. Interdit de publication, il envoie ses manuscrits en cachette à l'étranger. Etroitement surveillé, Arenas tente de quitter l'île mais rate son « évasion ». Quelques années plus tard, en 1974, il est emprisonné pour « délit de droit commun ». Il purge une peine de deux ans et, à sa « sortie », est envoyé dans un camp de rééducation. Son seul oxygène, c'est l'écriture. On saisit ses manuscrits, qu'il réécrit inlassablement...

1980. Castro ouvre la porte aux « indésirables » de tout poil. Arenas part pour les Etats-Unis, s'installe à New York. Ses livres sont publiés partout, dans toutes les langues. Il enseigne à l'université, fonde une revue, se croit sauvé. Le sida le rattrape.

Le lire, c'est découvrir la beauté d'une écriture qui dit la vie au plus près, d'une prose qui flirte avec la poésie, d'un univers sombre d'où pourtant jaillit toujours une lumière. Arenas est de ces écrivains qui, enracinés dans une terre, une histoire, savent transcender le réel, lui donner une dimension non pas fantastique mais tellurique. Son univers est celui de la passion, de la violence. Il a voulu que son oeuvre se déploie dans le plein du jour. Avant la nuit.

Michèle Gazier

(1) Titre de l'autobiographie de l'écrivain, traduite par Liliane Hasson, éd. Actes Sud-Babel, 439 p., 57 F.

(2) Ed. du Seuil, coll. « Points », 274 p., 39 F.

Télérama, 14 juin 2001


 

L'oeuvre :

Télérama : En faisant ce film, vous vouliez aider à faire connaître l'oeuvre d'Arenas ?

Julian Schnabel : Si on peut amener des gens à connaître son travail, c'est bien. Depuis la sortie de mon film aux Etats-Unis, il y a eu, je crois, 60 000 exemplaires des livres de Reinaldo qui ont été vendus, en tout cas c'était sur la liste des best-sellers.


 

Le film :

 

Avant la nuit
Titre original : Before Night Falls

Film américain , en Couleur , Drame (2000) .
Durée : 2h13. Tout public.

Avec Javier Bardem, Andrea Di Stephano, Olivier Martinez, Johnny Depp, Sean Penn, Michael Wincott
Réalisé par Julian Schnabel

Peu après sa naissance, le 16 juillet 1943 à Cuba, Reinaldo Arenas est abandonné par son père. Il part vivre avec sa mère à la campagne, dans la ferme de ses grands-parents. En 1958, toute la famille déménage à Holguin. Bien qu'encore adolescent, Reinaldo rejoint Castro et ses troupes, partis renverser le dictateur Fulgencio Batista.

Grâce au triomphe de la Révolution, Reinaldo participe à l'ambitieux programme d'éducation de la jeunesse du nouveau gouvernement cubain. En 1962, Reinaldo entre à l'université de La Havane. Alors qu'une révolution sexuelle se profile, il rencontre Pepe Malas qui l'introduit dans le milieu homosexuel. A l'âge de 20 ans, il écrit son premier roman, Celestino antes del alba, récompensé par le deuxième prix lors du concours national Cirilo Villaverde.

Quand la révolution culturelle passe en phase répressive, Arenas voit les écrivains renoncer à leurs écrits et les homosexuels, déclarés "déviants", envoyés dans des camps de travaux forcés. Malgré l'étau qui se resserre, Reinaldo continue d'écrire. Son second roman Un Monde Hallucinant passe clandestinement la frontière cubaine et est publié en France. La guerre est ouverte avec le gouvernement de Castro. Il est alors sujet à de continuelles persécutions.

La police confisque ses ouvrages et menace ses amis. En 1973, il est accusé à tort d'attentat à la pudeur et se fait arrêter. Il s'échappe, se fait reprendre et est alors conduit au tristement célèbre pénitentier d'El Morro. Il tente de faire sortir clandestinement ses écrits de prison, mais ses lettres sont interceptées...

http://www.lemonde.fr/ > Sortir > Cinéma

 
"Avant la nuit" : Julian Schnabel fait revivre l'écrivain cubain Reinaldo Arenas

Le peintre new-yorkais évoque, dans une fresque au goût de liberté primée à Venise, l'exil aux Etats-Unis d'une victime du régime castriste.

 

La voix off parle anglais, avec un accent espagnol. La caméra virevolte et s'élève, ne se prive d'aucun effet. Le lyrisme des éléments (l'eau, la glaise, la lumière, le ciel) rime avec celui des mots. Narcissisme et filmage à l'estomac semblent d'emblée menacer le film. L'histoire raconte la petite enfance misérable d'un gamin de la province d'Oriente, à Cuba, dans les années 1940, dont son institutrice dit qu'il possède "un don spécial pour la poésie". Ces procédés de réalisation, et d'autres à venir, sont en réalité des explosifs. Pour faire sauter la double muraille qui menace d'enserrer le projet d'Avant la nuit.

Si on ajoute "Une histoire vraie et exemplaire contre la dictature" et "le récit filmé de la vie d'un artiste", on peut s'attendre à une illustration ampoulée et bien-pensante. Julian Schnabel, peintre piqué par le démon du cinéma, était déjà l'auteur d'une remarquable évocation d'un destin d'artiste, Basquiat (1996), dont la force tenait à la construction du mystère de l'activité créative par l'assemblage d'éléments "typiques", voire folkloriques de l'existence si conforme aux clichés romantiques du peintre haïtien qui vivait à New York.

Le réalisateur adopte cette fois une approche de même nature, mais qui prendra d'autres formes, pour évoquer la vie de Reinaldo Arenas, écrivain cubain maltraité par le régime castriste pour son œuvre en rupture avec les canons de la littérature prolétarienne comme pour son homosexualité. Seul son premier livre, Le Puits(1964), fut édité dans son pays. Le Monde hallucinant, Arturo, l'étoile la plus brillante, La Plantation, Encore une fois la mer (traduits en France au Seuil) seront censurés, ou sortiront clandestinement du pays.

Interdit de publication, surveillé, plusieurs fois arrêté, victime de mauvais traitements dans les culs-de-basse-fosse du rêve cubain devenu cauchemar, Arenas fera partie des "Marielitos", ces indésirables que Fidel laissera partir en 1980 aux Etats-Unis. Malade du sida, l'écrivain se suicidera à New York dix ans plus tard, après avoir fait paraître son autobiographie, déjà intitulée Avant la nuit (Actes Sud).

UNE DÉTERMINATION IRONIQUE

Porté par Javier Bardem déployant un charme superficiellement mollasson, où affleure une détermination ironique qui tient de la prédestination et de la volonté inébranlable, du fatalisme et du courage entrelacés, le film est d'abord d'une grande présence physique. Celle-ci advient par l'assemblage de notations sensuelles, hétéroclites, et grâce à un montage qui sait accélérer soudain lorsqu'on s'attend à un développement, sauter des scènes importantes, s'attarder au contraire sur des péripéties secondaires, mais qu'une sensation ou un sentiment imprègnent. Au bord de la mer en train de lire, courant, terrorisé, en maillot de bain, assistant à une improbable fête de travestis au sein même du bagne pour homosexuels, travaillant, rêvant, s'autoparodiant, Reinaldo, porté par le flux de ses propres mots, est comme diffracté, éclaté, insaisissable.

Après plus d'une demi-heure d'un film qui inquiète dès qu'il décrit trop, surprend par ses changements de ton, menace de s'enliser dans les affèteries de style, apparait une séquence entre terreur et grotesque, entre feu et nuit, gays dandys et compañeros militaires, qui signe définitivement la réussite de ce projet baroque. On comprend alors que cette manière d'évoquer Arenas était la seule qui rende justice à l'homme et à l'écrivain. L'enfermer dans un statut (homosexuel, artiste, victime, héros) aurait été lui appliquer - fût-ce en inversant les signes - le même traitement que celui infligé par le régime cubain. Ajoutant sans cesse des éléments hétérogènes, rêves, chansons, gags, citations, archives, Schnabel accomplit ce geste magnifique, et qui fait la réussite, l'émotion et la dignité d'Avant la nuit : il rend sa liberté à son personnage.

Aucune définition ne l'enferme, aucune clé n'explique sa vie, ni d'ailleurs sa mort - en quoi le cinéaste est moins explicite qu'Arenas lui-même, qui dans sa dernière lettre à ses amis, Cuba sera libre, désignait Fidel Castro comme unique coupable de ses malheurs et de sa fin. Mais Schnabel ne pouvait, lui qui n'a pas vécu la même histoire, proférer les mêmes mots sans transformer en rhétorique le cri d'un vivant.

DUOS MULTIPLES

Toutes les composantes de la biographie d'Arenas, celles qui se rattachent à l'histoire du siècle et celles qui appartiennent à l'histoire de la littérature contemporaine, deviennent des fragments d'autant plus intenses qu'ils ne sont pas réduits à un sens univoque. La mise en scène y parvient d'autant mieux qu'elle recourt systématiquement au plus simple et au plus pertinent des moyens narratifs : alors que son personnage se serait figé d'être isolé dans son martyre et dans sa gloire, elle ne le laisse jamais solitaire.

Figure centrale, son indépendance se nourrit de la multiplicité des duos, aussi différents que possible, dans lesquels est successivement entraîné Arenas - avec sa mère rêvée, avec Sean Penn qui passait sur le chemin de la Révolution en charrette nonchalante, avec ses admirateurs exilés, avec ses amants successifs, dont le délicieux traître à la Cadillac blanche, avec Jose Lezama Lima, mentor esthète catholique qui lui fera lire la Bible, Proust et Kafka.

Sans oublier Bonbon, la reine des travestis, qui quittera la prison avec, caché dans son rectum, tout un roman écrit derrière les barreaux, ni ce colonel de l'armée castriste d'une redoutable ambiguïté, tous deux interprétés par Johnny Depp en un jeu de dédoublement rieur et sinistre, directement inspiré des procédés littéraires d'Arenas lui-même. Duo avec Fidel Castro à distance, avec une plante verte à New York aussi bien.

Il y a là bien davantage qu'une virtuosité d'écriture et d'assemblage : un sens des flux, un talent à les coordonner et à les laisser se perdre, une véritable réussite de cinéma.

Jean-Michel Frodon

Le Monde daté du mercredi 13 juin 2001

Avant la nuit
Une adaptation lyrique de la vie de Reinaldo Arenas, écrivain homo persécuté par le régime castriste.

«J'avais 2 ans. J'étais nu, debout ; je me baissais vers le sol pour lécher la terre. » Dès les premières lignes, Avant la nuit, le récit autobiographique de Reinaldo Arenas, témoigne d'un étonnant sens de l'image. Persécuté par le régime castriste pour homosexualité, emprisonné puis poussé à l'exil, l'écrivain, atteint par le sida, finira sa vie à New York, en 1990.

Il y avait de quoi se perdre dans ce texte foisonnant qui embrasse une vie entière prise dans les soubresauts de l'histoire cubaine. Julian Schnabel ne s'est pas perdu : dès le début, un travelling avant à travers une forêt luxuriante nous fait entrer de plain-pied dans la clairière où apparaît l'enfant nu, jouant dans la terre. Ouverture saisissante, qui donne le ton à la fois direct et lyrique du film. Puis on assiste au triomphe du castrisme. La révolution s'est doublée d'une brusque émancipation sexuelle, simple embellie bientôt suivie d'une répression méthodique. On revit ce mélange d'exaltation et d'inquiétude à travers une séquence où, en pleine nuit, une bande de jeunes est surprise par un camion de militaires, qui finissent avec eux, nus, sur la plage. Viennent ensuite la peur, les fouilles, les faux témoignages qui vous envoient au bagne. Bien que célébré comme poète, Arenas commence une partie de cache-cache avec la police, qui traque les homosexuels. Il réussit à faire passer un manuscrit en France, mais les autres lui sont régulièrement dérobés (il dut réécrire jusqu'à cinq fois certains de ses livres).

Comme Basquiat (le premier film de Schnabel, consacré au célèbre peintre new-yorkais d'origine haïtienne), Avant la nuit est un film sur le pouvoir libérateur de l'art. De son talent d'écrivain, Arenas va faire une arme contre un régime inhumain. Constamment, on sent Schnabel enflammé par un sujet qui le pousse à oser un fertile mélange des genres. Chronique intimiste, montage de documents d'actualité, reconstitution minutieuse de l'embarquement des « déchets sociaux » (autorisés à quitter La Havane dans un moment de clémence de Castro) se télescopent avec des séquences fiévreuses, baroques, comme cette tentative d'évasion à bord d'une montgolfière très fellinienne. Ou l'arrivée d'Arenas - hilare après avoir avalé une poignée d'euphorisants - au Morro, une forteresse où sont entassés criminels et prisonniers politiques. Mais, le plus souvent, on voit un homme privé de tout, obligé de vendre ses livres ou ses vêtements pour se procurer un peu de papier et retrouver sa dignité en écrivant. Arenas écrit « par revanche » et finit même par s'identifier totalement à son oeuvre. Quand, au cours d'un interrogatoire, un policier lui montre un de ses livres paru clandestinement en France, il dit : « Ce livre était la seule preuve que j'étais vivant. »

Sur la ferveur d'écrire, une brève séquence, superbe : l'écrivain exilé est assis dans le métro de New York. Dehors défilent des boutiques sinistres aux volets tirés. Il tient dans ses mains une minuscule plante verte qui lui rappelle son pays, et s'imagine déjà montant les escaliers en hâte pour se précipiter vers sa machine et se soûler du bruit des touches sur le papier : « Je flotte, je suis sauvé... »

Pour son interprétation d'Arenas, Javier Bardem a été justement couronné meilleur acteur au dernier festival de Venise. Mais il serait injuste de ne pas citer aussi Olivier Martinez, très sobre dans le rôle de Lázaro (le compagnon d'exil en Amérique, qui a participé au scénario). Leur duo dans les scènes finales apporte une ultime touche d'émotion dans un film de bout en bout âpre et lyrique.

Bernard Génin

Télérama, jeudi 14 juin 2001


 
 
 
 
 

Remonter
Voir aussi 
Lien