En 1989, le colonel Antonio de la Guardia,
apparatchik du régime cubain, était fusillé. Sa fille rouvre le dossier pour
réhabiliter sa mémoire.
LE NOM DE MON PÈRE d'Ileana de la Guardia. Avec la collaboration de
Philippe Delaroche, Denoël, 308 p., 125 F (19,06 euros).
Ce n'est qu'à l'âge de vingt-quatre ans qu'Ileana de la Guardia a pris
conscience que les "flots bleus" qui entouraient Cuba " encerclaient"
l'île au lieu de la " bercer". Jusque-là, elle avait
grandi dans une atmosphère privilégiée, dans les beaux quartiers de La Havane.
La famille avait une voiture, n'avait pas été obligée de partager la grande
villa blanche. Le père d'Ileana, le colonel Antonio de la Guardia, se
permettait d'écouter de la musique américaine. Il était souvent à l'étranger
et dirigeait le département "monnaies convertibles" du ministère de
l'intérieur, une officine chargée de contourner l'embargo américain et de
procurer des dollars au régime castriste.Pour la jeune femme, la mer n'apparaissait pas infranchissable. Elle avait
fait quelques voyages (Moscou, l'Angola) et avait épousé un Argentin, Jorge
Masetti, qui ressemblait, somme toute, à son père : aventurier de la révolution,
chargé d'œuvres plus ou moins avouables au ministère cubain de l'intérieur
(Minint). Adolescente au moment de l'exode de Mariel, en 1980, elle était parmi
les manifestants que le régime avait convoqués pour faire honte aux milliers
de candidats à l'exil. Obligée de sacrifier, avec sa mère, au rituel de la
marche du " peuple combattant", elle n'adhérait pas mais
se conformait. En attendant de se retrouver, à Miramar, dans l'intimité d'une
maison où la pensée était libre, où les lectures allaient au-delà "du
sinistre Alejo Carpentier" et où Graciela, la grand-mère, disait son
rosaire en toute tranquillité.
Pour Ileana de la Guardia, la mer prit une tout autre signification en juin 1989,
lorsque Fidel Castro décida de se débarrasser froidement d'un groupe
d'officiers qu'il accusa de trafic de drogue et d'abus de pouvoir, afin,
pense-t-on, de couper l'herbe sous le pied des services antinarcotiques américains
qui s'apprêtaient à mettre en cause les maîtres de Cuba.
Ileana de
la Guardia est née le 1er novembre 1964 à La Havane. Sa
mère, Lucila, enseigne l'histoire de l'art à l'université ; son
père, Antonio, est chargé par Fidel Castro de mettre sur pied les
troupes spéciales en compagnie de son frère jumeau, Patricio.
Le 13 juillet 1989, le colonel Antonio de la Guardia est fusillé
en compagnie de trois autres militaires, dont le général Arnaldo
Ochoa. Dix autres accusés sont condamnés à de lourdes peines de
prison, dont Patricio (aujourd'hui autorisé à se rendre dans sa
famille le week-end). En 1990, Ileana parvient à quitter Cuba.
Parmi les quatorze accusés figuraient le général de division Arnaldo
Ochoa, ancien de la Sierra Maestra et "héros de la Révolution", soupçonné
d'être partisan d'une perestroïka façon Gorbatchev, ainsi que les frères la
Guardia, Tony et son frère jumeau Patricio. Arrestation, procès, peloton d'exécution :
en trente jours, l'affaire fut expédiée. Tony était psychologiquement cassé.
On l'avait empêché de dormir pendant toute la détention. La veille du procès,
Fidel en personne vint lui signifier d'une bonne bourrade dans le dos que s'il
acceptait de passer aux aveux, et de ne pas nuire à l'image de la révolution,
tout s'arrangerait "en famille"...
Ex-enfant privilégiée, Ileana dut subitement encaisser l'arbitraire
judiciaire, le procès retransmis sur les deux chaînes de la télévision
d'Etat soir après soir, la visite du "psychologue" du Minint chargé
de préparer la famille à accepter le verdict de la "révolution".
Sur la tombe de Tony, matricule 46427, il fut interdit de mentionner " le
nom de mon père", s'indigne-t-elle. Ce sera le titre de son livre, son
procès à elle, mais en réhabilitation.
Pour écrire, Ileana a dû se pencher sur le passé clandestin de son père.
Non sans courage, elle ouvre les dossiers, publie les photos. Genève, juin 1975 :
Tony est venu déposer la rançon de 60 millions de dollars extorquée par
les Montoneros après l'enlèvement de deux hommes d'affaires argentins.
Beyrouth, 1975-1976 : Tony est chargé d'évacuer le butin des hold-up du
FDPLP de Nayef Hawatmé (or, pierres précieuses, objets d'art) vers Prague.
Angola, années 1980 : trafic d'ivoire et de diamants... Les états d'âme
sont enfouis, au détour d'une précision. Agent des missions illégales, oui.
Tortionnaire, non. Tony a servi un régime "autoritaire et tyrannique",
mais il n'a pas traqué la dissidence intérieure, souligne-t-elle.
Au-delà de l'affaire Ochoa, racontée maintes fois (Le Monde du 15 juillet
1989, du 12 août 1991, du 29 juin 1999), le livre apporte le témoignage,
de l'intérieur, d'une vie dans la nomenklatura. Il fait le portrait d'une
famille aristocrate qui ne s'effraya pas du changement de 1959. Mais rapidement
chacun choisit son chemin. Le frère aîné partit vers les Etats-Unis dès
1962. Les jumeaux étaient un peu bohèmes, quelque peu dandys, ils mirent le
yacht familial à la disposition du corps naissant des garde-côtes. Tony de la
Guardia choisit de "faire confiance à la révolution", quand
une partie de sa génération préférait s'en aller, écrit sa fille. " Je
respecte sa décision."
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