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 Une femme contre Castro

LE MONDE DES LIVRES | 05.04.01 | 16h25
 

 
 
 
 
En 1989, le colonel Antonio de la Guardia, apparatchik du régime cubain, était fusillé. Sa fille rouvre le dossier pour réhabiliter sa mémoire.

LE NOM DE MON PÈRE d'Ileana de la Guardia. Avec la collaboration de Philippe Delaroche, Denoël, 308 p., 125 F (19,06 euros).

Ce n'est qu'à l'âge de vingt-quatre ans qu'Ileana de la Guardia a pris conscience que les "flots bleus" qui entouraient Cuba " encerclaient" l'île au lieu de la " bercer". Jusque-là, elle avait grandi dans une atmosphère privilégiée, dans les beaux quartiers de La Havane. La famille avait une voiture, n'avait pas été obligée de partager la grande villa blanche. Le père d'Ileana, le colonel Antonio de la Guardia, se permettait d'écouter de la musique américaine. Il était souvent à l'étranger et dirigeait le département "monnaies convertibles" du ministère de l'intérieur, une officine chargée de contourner l'embargo américain et de procurer des dollars au régime castriste.Pour la jeune femme, la mer n'apparaissait pas infranchissable. Elle avait fait quelques voyages (Moscou, l'Angola) et avait épousé un Argentin, Jorge Masetti, qui ressemblait, somme toute, à son père : aventurier de la révolution, chargé d'œuvres plus ou moins avouables au ministère cubain de l'intérieur (Minint). Adolescente au moment de l'exode de Mariel, en 1980, elle était parmi les manifestants que le régime avait convoqués pour faire honte aux milliers de candidats à l'exil. Obligée de sacrifier, avec sa mère, au rituel de la marche du " peuple combattant", elle n'adhérait pas mais se conformait. En attendant de se retrouver, à Miramar, dans l'intimité d'une maison où la pensée était libre, où les lectures allaient au-delà "du sinistre Alejo Carpentier" et où Graciela, la grand-mère, disait son rosaire en toute tranquillité.

Pour Ileana de la Guardia, la mer prit une tout autre signification en juin 1989, lorsque Fidel Castro décida de se débarrasser froidement d'un groupe d'officiers qu'il accusa de trafic de drogue et d'abus de pouvoir, afin, pense-t-on, de couper l'herbe sous le pied des services antinarcotiques américains qui s'apprêtaient à mettre en cause les maîtres de Cuba.

Ileana de la Guardia est née le 1er novembre 1964 à La Havane. Sa mère, Lucila, enseigne l'histoire de l'art à l'université ; son père, Antonio, est chargé par Fidel Castro de mettre sur pied les troupes spéciales en compagnie de son frère jumeau, Patricio.

Le 13 juillet 1989, le colonel Antonio de la Guardia est fusillé en compagnie de trois autres militaires, dont le général Arnaldo Ochoa. Dix autres accusés sont condamnés à de lourdes peines de prison, dont Patricio (aujourd'hui autorisé à se rendre dans sa famille le week-end). En 1990, Ileana parvient à quitter Cuba.

 

Parmi les quatorze accusés figuraient le général de division Arnaldo Ochoa, ancien de la Sierra Maestra et "héros de la Révolution", soupçonné d'être partisan d'une perestroïka façon Gorbatchev, ainsi que les frères la Guardia, Tony et son frère jumeau Patricio. Arrestation, procès, peloton d'exécution : en trente jours, l'affaire fut expédiée. Tony était psychologiquement cassé. On l'avait empêché de dormir pendant toute la détention. La veille du procès, Fidel en personne vint lui signifier d'une bonne bourrade dans le dos que s'il acceptait de passer aux aveux, et de ne pas nuire à l'image de la révolution, tout s'arrangerait "en famille"...

Ex-enfant privilégiée, Ileana dut subitement encaisser l'arbitraire judiciaire, le procès retransmis sur les deux chaînes de la télévision d'Etat soir après soir, la visite du "psychologue" du Minint chargé de préparer la famille à accepter le verdict de la "révolution". Sur la tombe de Tony, matricule 46427, il fut interdit de mentionner " le nom de mon père", s'indigne-t-elle. Ce sera le titre de son livre, son procès à elle, mais en réhabilitation.

Pour écrire, Ileana a dû se pencher sur le passé clandestin de son père. Non sans courage, elle ouvre les dossiers, publie les photos. Genève, juin 1975 : Tony est venu déposer la rançon de 60 millions de dollars extorquée par les Montoneros après l'enlèvement de deux hommes d'affaires argentins. Beyrouth, 1975-1976 : Tony est chargé d'évacuer le butin des hold-up du FDPLP de Nayef Hawatmé (or, pierres précieuses, objets d'art) vers Prague. Angola, années 1980 : trafic d'ivoire et de diamants... Les états d'âme sont enfouis, au détour d'une précision. Agent des missions illégales, oui. Tortionnaire, non. Tony a servi un régime "autoritaire et tyrannique", mais il n'a pas traqué la dissidence intérieure, souligne-t-elle.

Au-delà de l'affaire Ochoa, racontée maintes fois (Le Monde du 15 juillet 1989, du 12 août 1991, du 29 juin 1999), le livre apporte le témoignage, de l'intérieur, d'une vie dans la nomenklatura. Il fait le portrait d'une famille aristocrate qui ne s'effraya pas du changement de 1959. Mais rapidement chacun choisit son chemin. Le frère aîné partit vers les Etats-Unis dès 1962. Les jumeaux étaient un peu bohèmes, quelque peu dandys, ils mirent le yacht familial à la disposition du corps naissant des garde-côtes. Tony de la Guardia choisit de "faire confiance à la révolution", quand une partie de sa génération préférait s'en aller, écrit sa fille. " Je respecte sa décision."

Corine Lesnes

Le Monde daté du 5 avril 2001


 
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