La femme qui veut faire tomber
Castro
Un portrait de Laura Lafargue.
Fille d'un colonel fusillé
par les Cubains, Ileana de la Guardia a porté plainte à Paris
contre le Lider Maximo pour trafic de drogue. Une initiative pour réhabiliter
son père et démontrer les liens obscurs entretenus par le
régime cubain avec les trafiquants Les paroles d'officiers cubains
chez qui elle frappait, désespérée, pendant le procès,
résonnent encore aux oreilles d'Ileana : « N'avez-vous pas
confiance dans la révolution ? ».
Mis à jour le lundi 28 juin
1999
Le jour où Ileana de la Guardia
a porté plainte contre Fidel Castro, une certaine paix intérieure
a envahi son coeur : « C'était comme une libération,
comme si enfin je faisais quelque chose de bien pour mon père, quelque
chose même qui nous dépassait lui et moi, quelque chose de
moral. » Antonio de la Guardia, son père, arrêté
il y a dix ans, le 13 juin 1989, alors qu'il allait fêter ses cinquante
et un ans, est mort le 13 juillet suivant, fusillé sur le champ
de tir de Baracoa, à l'ouest de La Havane, sur l'ordre de Fidel
Castro. Ileana avait vingt-cinq ans. Sa famille avait simplement été
avertie de l'exécution par un télégramme annonçant
que les restes de celui que tout le monde appelait « Tony »
reposaient désormais dans une tombe anonyme. Le Lider Maximo, Fidel
Castro, n'avait pas accordé de grâce.
En juin 1989, lors du procès
le plus « stalinien » du régime castriste, l'ex-général
Arnaldo Ochoa, héros de la révolution et des guerres africaines,
l'ex-colonel Antonio de la Guardia, l'ex-commandant Amado Padron et l'ex-capitaine
Jorge Martinez, tous piliers, en leur temps, du système fidéliste,
sont condamnés à mort. Ils ont été déclassés
lors du procès. En tout, quatorze officiers sont accusés
et condamnés pour trafic de drogue - dont Patricio de la Guardia,
ex-colonel, frère jumeau de Tony, condamné à trente
ans de prison, qu'il purge encore aujourd'hui, pour ne pas avoir «
dénoncé » son frère. Ces officiers ont-ils été
sacrifiés comme gage de bonne volonté du régime cubain
dans la lutte contre le trafic de drogue face aux accusations américaines
? Ou, parce qu'ils avaient manifesté certains désaccords
avec le régime et prônaient une libéralisation à
la manière de Gorbatchev, ont-ils été simplement éliminés
par un chef d'Etat qui ne s'embarrasse plus, depuis longtemps, d'opposants
? Les doutes qui continuent de planer sur ce qu'on appelle « l'affaire
Ochoa » ne seront peut-être jamais levés.
En attendant, le 6 janvier 1999, Ileana
de la Guardia a retourné, à sa manière, l'accusation
qui avait été lancée contre son père. Elle
a porté plainte, devant la cour d'appel de Paris, contre Fidel Castro
pour... trafic de drogue. Aussi incongrue que puisse sembler une telle
plainte contre un chef d'Etat en exercice, elle marque l'opinion et met
en évidence les liens obscurs entretenus par Cuba - au niveau officiel
? - avec les trafiquants de drogue. La plainte d'Ileana, comme celles de
deux autres plaignants contre Fidel Castro, a été dans un
premier temps jugée irrecevable par le tribunal de Paris. Le juge
d'instruction, Hervé Stephan, a estimé qu'on ne pouvait prouver
qu'Ileana de la Guardia avait été directement victime du
trafic de drogue. La plainte est actuellement en appel devant la chambre
d'accusation de Paris, et le verdict sera rendu le 3 juillet.
Dix ans après les faits, il
reste difficile de comprendre comment une accusation - on a envie d'écrire
presque dérisoire - de trafic de drogue a pu, en 1989, à
Cuba, entraîner de telles condamnations à mort. Et c'est toute
une page de la « révolution » qui mérite d'être
rouverte. Antonio et Patricio de la Guardia, frères jumeaux quasi
inséparables, sont issus de la grande bourgeoisie cubaine. Ils n'ont
pas participé directement à l'avènement de la révolution
en 1959, contrairement au général Ochoa, véritable
héros de la Sierra Maestra. Leur père possédait un
laboratoire de produits chimiques et, comme beaucoup de riches Cubains
opposés au dictateur Batista, il sympathisait avec la révolution
naissante. La famille resta donc à Cuba. Les jumeaux avaient étudié
aux Etats-Unis et n'étaient revenus qu'en 1958. Ils apprenaient
la peinture. Après la confiscation du laboratoire familial, leur
frère aîné Mario choisit l'exil aux Etats-Unis. Mais
les jumeaux continuent leur vie de bohème.
A vingt et un ans, ils rencontrent
celui que tous les Cubains appellent simplement « Fidel» :
ils sont sportifs, parlent anglais couramment, savent naviguer - qualités
rares et précieuses dans le milieu révolutionnaire - et mettent
le yacht familial au service de la révolution. Ils seront d'abord
gardes-frontières, puis participent à la création
des troupes spéciales, une armée d'élite qui s'occupe
de renseignement et de la sécurité de Fidel, et qui coordonne
toutes les activités avec les guérillas d'Amérique
latine. Patricio prendra même le commandement des tropas, tandis
que Tony devient le chef des opérations spéciales, puis du
renseignement. Les deux frères sont, par exemple, envoyés
au Chili comme conseillers pour la sécurité de Salvador Allende
au début de l'Unité populaire. Ils y vivront de 1971 à
1973.
Le 11 septembre 1973, quand éclate
le coup d'Etat, ils sont à la Moneda, le palais présidentiel
chilien, avec Salvador Allende. Acculé, le président chilien
se donne la mort. Antonio et Patricio de la Guardia sont parmi les derniers
à quitter le palais bombardé, en flammes. « Quand il
y a eu le coup d'Etat, mon grand-père était très préoccupé,
se souvient Ileana, mais mon père et mon oncle sont revenus trois
jours après. Je me suis précipitée vers mon père.
J'étais sûre qu'il m'avait apporté des cadeaux. Alors
j'ai regardé dans sa valise et j'ai trouvé des armes, deux
revolvers et beaucoup de photos. »
A partir des années 80, Tony
de la Guardia est chargé du département Z du ministère
de l'intérieur, devenu bientôt le département MC, pour
monnaie convertible. En clair, il est chargé de trouver des devises
pour financer la guerre en Angola et contourner l'embargo. Il se retire
de la direction du MC - surnommé plus tard par dérision marijuana
et cocaïne par les Cubains - quelques semaines avant le procès
de 1989. Au même moment, Patricio, qui était commandant de
la mission en Angola, est rappelé à La Havane.
Ileana a, pendant ce temps, passé
son enfance dans la maison familiale de ses grands-parents à La
Havane. Son père voyage - il a quatre enfants issus de trois mariages
-, et sa mère - dont il est séparé - se consacre aux
activités révolutionnaires. Situation privilégiée
et rare à Cuba d'une jeune fille qui n'a jamais coupé les
liens avec le passé brillant de sa famille, qu'elle porte dans ses
traits fins. « L'éducation cubaine était très
doctrinaire. Nous, nous aurions voulu écouter de la musique comme
tous les jeunes, mais il fallait toujours assister à des activités
politiques, se souvient Ileana. Nous avions besoin de nous échapper,
de fuguer de l'école. J'avais de la chance car, quand j'arrivais
à la maison, personne ne parlait politique, personne ne me grondait.
Je n'avais plus besoin de m'échapper. Il y avait une grande bibliothèque,
tout était d'une autre époque. Ma grand-mère aimait
converser, raconter ses souvenirs. Il restait des photos, des placards
remplis de choses. Elle priait toute la journée avec ses rosaires
et il y avait une servante qui faisait des tours de magie noire. C'était
vraiment un autre monde. »
Elle sait cependant que son père
s'occupe « d'opérations commerciales délicates et qu'il
gère des comptes pour Fidel ». Il n'est pas le seul. Pour
trouver des devises et contourner l'embargo américain, tous les
moyens sont bons pour la révolution. Et le ministère de l'intérieur,
comme d'autres ministères, va se livrer à des activités
« capitalistes » pour financer la révolution. Fraudes,
contrebandes, ventes clandestines, contrefaçons sont les moyens
utilisés par l'administration cubaine. Le département MC,
dirigé par Antonio de la Guardia, exporte ainsi illégalement
des cigares aux Etats-Unis, en échange de matériel militaire
ou médical. Il achète aussi clandestinement des biens au
Panama, fait venir de l'ivoire et des diamants d'Angola. D'autres montent
une fabrique de faux jeans Lois et même de faux champagne.
Toutes ces activités croisent
un jour ou l'autre le chemin des trafiquants de drogue. Les routes de contrebande
des Caraïbes sont les mêmes, que ce soit pour les cigares, la
cocaïne ou la marijuana. Il s'agit des mêmes bateaux, des mêmes
pilotes. Cuba est sur la route des cartels colombiens. Des liens privilégiés
existent par ailleurs entre la guérilla colombienne - qui échange
depuis longtemps en Amérique centrale de la drogue contre des armes
- et le régime cubain. Des trafiquants notoires, Jaime Guillot-Lara,
un Colombien, ou Robert Vesco, un Américain, trouvent refuge à
La Havane. C'est encore vrai aujourd'hui. Carlos Alonso Lucio, ex-sénateur
colombien, ex-membre du M-19 (groupe de guérilla colombien aujourd'hui
légalisé) s'est vraisemblablement réfugié à
Cuba en septembre 1998. Il fuit la justice colombienne, qui l'a impliqué
pour ses liens avec le cartel de Cali dans l'immense scandale narcopolitique
qui a secoué la Colombie ces cinq dernières années.
Carlos Alonso Lucio connaît Cuba : selon des témoins de son
entretien avec des responsables cubains dans les années 80, il était
venu, à l'époque, négocier l'atterrissage d'un avion
rempli de cocaïne auprès des autorités cubaines (proposition
rejetée)...
Le 13 juin 1989, la famille de la Guardia
est rassemblée au grand complet pour fêter l'anniversaire
des jumeaux. Depuis quelques jours, Antonio et Patricio sont inquiets.
Des rumeurs courent. Ils se savent observés. Le 13 juin, la famille
attend en vain. Antonio et Patricio viennent d'être arrêtés
et conduits à Villa Marista, un centre de détention pour
prisonniers politiques. « Pendant quinze jours, nous n'avons pas
pu les voir. Nous allions à la prison où on nous disait qu'ils
n'étaient pas détenus mais retenus, et on nous conseillait
surtout de ne rien faire pour ne pas envenimer la situation. Au bout de
quinze jours, j'ai vu mon père. Il ne savait pas quel jour nous
étions. Il n'avait pas dormi car il était resté tout
ce temps dans l'air conditionné froid, éclairé par
une lumière blanche. Il avait les yeux très rouges, je voyais
les veines apparentes sur ses mains, il n'arrivait même plus à
lire le journal », raconte Ileana. Un procès est annoncé.
L'avocat désigné d'office affirme : « C'est une offense
de défendre Tony de la Guardia. »
Lors d'un entretien avec sa fille,
Antonio de la Guardia raconte qu'il a vu Fidel Castro, qui lui a demandé
d'« avouer sa pleine responsabilité car tout allait se résoudre
en famille ». Le verdict tombe. Le pire qu'on puisse imaginer. La
famille d'Ileana frappe à toutes les portes. Ileana se rend avec
son mari chez Gabriel Garcia Marquez, fidèle ami du leader cubain
et présent à La Havane pendant le procès. Rien n'y
fait. Les paroles des officiers cubains à qui elle s'est adressée,
désespérée, pendant le procès, résonnent
encore aux oreilles d'Ileana : « N'avez-vous pas confiance dans la
Révolution ? »
Son père mort, Ileana souhaite
quitter Cuba. Mais les autorités estiment qu'elle représente
« un danger pour la révolution ». Il lui faudra attendre
novembre 1990 pour être autorisée, avec son mari, à
quitter l'île. L'exil commence, au Mexique, en Espagne, en France.
Partout les tableaux colorés de son père - qui n'a jamais
cessé de peindre - et sa toute dernière lettre accompagnent
Ileana. Dix ans ont passé. Le chagrin reste enfoui « comme
une maladie » à l'intérieur d'elle-même.
Graziella, la grand-mère, prend
quotidiennement des tranquillisants, du Prozac, depuis le procès.
Mario, le grand-père, est mort en 1998. A un officier cubain qui
lui demandait après le procès des nouvelles de sa santé,
il avait répondu : « Comment voulez-vous que j'aille ? Vous
m'avez coupé un bras et attaché le second. » Il parlait
de ses fils. En 1994, les restes de Tony ont été transférés
dans le tombeau familial. Patricio, toujours emprisonné, a connu
l'isolement. En 1992, il avait refusé la réhabilitation idéologique
qu'on lui proposait. Il est autorisé aujourd'hui à se rendre
dans sa famille le week-end.
Le temps passe et de nouvelles affaires
de drogue éclatent au grand jour. La dernière enquête
en cours date du 3 décembre 1998. Ce jour-là, la police colombienne
saisit dans le port de Carthagène, sur la côte caraïbe
colombienne, 7 254 kilos de cocaïne cachée dans des conteneurs
destinés à une entreprise mixte cubano-espagnole domiciliée
à Cuba. A l'annonce de la saisie, Fidel Castro promet de trouver
les coupables. Le 5 janvier 1999, lors d'un discours public, il les désigne
: il accuse les deux Espagnols dirigeant l'entreprise mixte, José
Royo Llorca et José Anastasio Herrera Campos, d'être responsables
du trafic de drogue.
Selon les autorités cubaines
et colombiennes, l'entreprise, qui exporte de Colombie des résidus
de matière plastique pour fabriquer des figurines à Cuba,
aurait effectué au moins six voyages en deux ans. Dans un premier
temps, les conteneurs sont envoyés à la Jamaïque, où
un bateau cubain vient les prendre en charge. Lors d'une première
conférence de presse, les deux Espagnols, domiciliés à
Valence, accusent le gouvernement cubain d'avoir abusé de leur bonne
foi. Ils sont aujourd'hui sous contrôle judiciaire en Espagne, mais
refusent, selon les déclarations de leur avocat, de rencontrer à
nouveau la presse tant qu'ils « n'ont pas terminé de négocier
avec les autorités cubaines la récupération de leurs
biens matériels ». Au même moment, Fidel Castro a proposé
d'instaurer la peine de mort pour les trafiquants de drogue.
Laura Lafargue
Références bibliographiques
: Fin de siècle à La Havane, les secrets du pouvoir cubain,
de Jean-François Fogel et Bertrand Rosenthal, Seuil, 1993.
La Loi des corsaires, itinéraire
d'un enfant de la révolution cubaine, de Jorge Masetti, Stock,
1993.
Le Monde daté du mardi 29
juin 1999
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