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Musique baroque à La Havane

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L'ensemble Ars Longa ressuscite le baroque au pays de la salsa

Cuba change de disque

 

Musiciens enthousiastes et talentueux, les quinze d'Ars Longa se voient promus porte-drapeaux du renouveau culturel cubain. Seul hic : le répertoire local dort au plus profond de couvents inaccessibles.

"A Cuba, nous sommes les héritiers de la Révolution française, pas ceux de la Révolution russe ou des pays de l'Est, qui ont assombri l'arbre de raison. Nous revendiquons nos racines chrétiennes, notre souche occidentale, nos traditions ibériques et notre filiation morale permanente avec l'Europe." Ainsi parle Eusebio Leal, l'Historiador ("historien") de La Havane, pour justifier que jamais du passé le castrisme ne fit table rase. Mieux : celui que la rumeur présente tour à tour comme successeur possible de Castro, ou... prochain fusillé des communistes purs et durs !, relève officiellement depuis vingt ans le patrimoine d'une vieille Havane somptueuse et lépreuse. A quelles fins ? Pour offrir une alternative culturelle et intelligente au tourisme prédateur (qui représente toutefois la première ressource économique de Cuba), mais également pour restituer au peuple le droit à la beauté, soutient ce grand admirateur de Jack Lang.

En 1995, Eusebio Leal assiste à un concert d'Ars Longa, sept garçons et filles à contrevent des mambos et salsas qui, en permanence, agressent le moindre recoin de silence. A l'époque, cette poignée de jeunes musiciens, tous issus du conservatoire, répète depuis un an à 15 kilomètres du centre-ville, dans les 16 mètres carrés de Teresa Paz (chanteuse) et d'Aland Lopez (guitariste baroque), les fondateurs du groupe. Dans ce petit lieu de vie commune, le vagissement des nouveau-nés et le grelot du téléphone tient lieu de continuo, cette base d'accords de la musique baroque. Néanmoins, les pionniers d'Ars Longa tâtonnent dans des répertoires allant du XVIe au XVIIIe siècle, improvisent un style fondé sur l'écoute de quelques disques reçus d'Espagne et du Mexique, bricolent à base de maigres partitions sur des instruments modernes. "Nous n'avions aucune connaissance dans le domaine de l'interprétation, hormis des généralités dispensées dans un conservatoire dont l'enseignement est influencé par l'ex-Allemagne de l'Est, donc tourné vers une virtuosité XIXe siècle", reconnaît Teresa Paz.

Eusebio Leal ne l'entend pas de cette oreille. Il voit en Ars Longa le complément spirituel indispensable à son chantier patrimonial. Le groupe passe sous la protection de l'Oficina del Historiador, qui salarie aujourd'hui ses quinze musiciens (en dollars américains !) : de 35 dollars pour les plus chevronnés à 9 pour les jeunes issus du conservatoire (à Cuba, un médecin gagne 21 dollars par mois). Cette volonté culturelle et musicale devait immanquablement croiser la route d'Alain Pacquier, l'éclaireur de l'association Les Chemins du baroque, ce Don Quichotte qui a aidé le Mexique, l'Argentine et la Bolivie à se saisir de leur patrimoine colonial. Il monte un partenariat et pare au plus urgent en invitant Ars Longa dans son centre de Saint-Ulrich, près de Sarrebourg, afin de suivre un stage avec le chef Josep Cabré. "Ce fut un choc thermique !", se souvient Teresa Paz. Le climat lorrain, certes, mais surtout la brûlure du feu baroque. Elle énumère : "Ornementations, accords, tempérament, tenue d'archet, critères d'instrumentation, improvisation sur le continuo, nous avons tout découvert en vrac. Jusqu'à la pratique des instruments anciens..."

Ces stages se poursuivront sur place, à La Havane. Progressivement, l'Oficina del Historiador acquiert des instruments baroques à l'étranger, bijoux très onéreux, surtout pour Cuba : entre 1990 et 1994, après l'effondrement des pays de l'Est, qui assuraient 85 % de son commerce extérieur, le pays a perdu 38 % de son PIB. Les instruments n'appartiennent pas aux musiciens en propre, mais à Ars Longa, c'est-à-dire à l'Etat. D'où la création d'un atelier de lutherie chargé de les entretenir et bientôt de créer sa propre facture instrumentale. En moins de temps qu'il ne faut à l'administration française pour signer la paperasserie concernant la restauration d'un orgue, Eusebio Leal fait restaurer l'église de Paula, qui devient le port d'attache d'Ars Longa, et le consolide avec un Centre de ressources baroque, progressivement doté de disques, encyclopédies, traités et partitions ; un centre ouvert à tous.

Cette stabilité dope Ars Longa. Il faut apprécier les musiciens en concert pour mesurer combien leur premier enregistrement n'est pas un leurre exotico-commercial (1). Cohésion joyeuse d'un groupe dont l'âge s'étire de 19 à 35 ans, concentration sereine, raffinements vocaux d'excellents madrigalistes, jouvence des coups d'archets, fraîcheur de ceux qui ont soif d'apprendre, ferveur militante de ceux qui veulent convaincre, complicité subtile de fins musiciens qui, imperceptiblement, se défient à travers le rythme et les accents changeants, sans faute de goût. Pour servir un répertoire nourri de cette forme mêlant liturgie et imagerie populaire, sentiment religieux et présence de la nature, les membres d'Ars Longa travaillent aussi avec des acteurs et des maîtres à danser pour "atteindre une expression libératrice de la voix , dit Teresa Paz."

Toutes ces qualités ne demandent qu'à s'épanouir dans un répertoire latino-cubain... introuvable. Ars Longa dispose d'une trentaine de partitions cubaines d'inégale importance, qui s'articulent autour de la figure mythique d'Esteban Salas (1725-1803), dont la maîtrise reste un mystère de la musicologie (2). La plupart de ses partitions ­ voire celles de ses prédécesseurs, qui révéleraient enfin ses influences dorment au plus profond de couvents inaccessibles, même à la très vive Miriam Escudero, musicologue attachée à Ars Longa. "Je dois frapper à la porte d'ordres séculiers sur lesquels le cardinal de Cuba, monseigneur Ortega, pourtant acquis à notre travail, n'a aucun pouvoir. Je suis suspecte de vouloir faire main basse sur un patrimoine religieux à des fins mercantiles ou étatiques. Surtout que, par le passé, certains chercheurs ont abîmé ces archives. J'avance donc patiemment. A chaque découverte, et chaque fois qu'Ars Longa joue dans une église, je donne systématiquement une partition photocopiée à mes interlocuteurs. Pour instaurer progressivement une confiance. Maintenant, il arrive que l'Eglise fasse appel à Ars Longa pour certaines célébrations importantes."

Eusebio Leal balaie ce problème d'archives : "Je réussirai à ouvrir les portes, car les deux supérieures des principaux couvents étaient mes copines d'école !" Est-ce si évident ? Monseigneur Petit-Vergel, l'évêque auxiliaire de La Havane, pointe un paradoxe savoureux : "Pour inaugurer cette église de Paula qui héberge Ars Longa, un bâtiment appartenant à l'Etat depuis la fin du XIXe siècle, Eusebio Leal m'a demandé une bénédiction... Mais je n'ai pas le droit d'y célébrer une messe sans autorisation du gouvernement." Miriam Escudero, elle, se demande si autour du patrimoine, Ars Longa ne représente pas un terrain neutre où pourrait enfin se nouer un dialogue entre l'Eglise et l'Etat de Fidel Castro. Une partition bien délicate à déchiffrer pour des musiciens baroques.

Esteban Salas

Nativité à Santiago de Cuba, K617.

De notre envoyé spécial à La Havane,

Bernard Mérigaud

Télérama n° 2701 - 20 octobre 2001


 
 
 
 
 
 
 
 
 
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