Une centaine de journalistes indépendants face
à l'Etat
Introduction
A Cuba, où le contrôle exercé sur l’information
diffusée auprès de
la population ne faiblit pas, une centaine de journalistes
indépendants, assimilés à des "contre-révolutionnaires"
par les
autorités, sont l’une des cibles privilégiées
de la répression, à un
moment où leurs travaux bénéficient
d’une plus large audience
potentielle grâce à l'Internet.
Depuis 1997, cinq d’entre eux ont été condamnés
à des peines
allant de six mois à six ans de prison et plus
d’une centaine d’interpellations et d'arrestations ont
été signalées. Inculpations, agressions,
saisies de leur matériel, assignations à résidence,
pressions sur leurs familles, amis ou contacts, tentatives
de discrédit ou de division sont très
fréquentes à leur encontre. Au 1er septembre
2000, trois journalistes étaient toujours incarcérés.
La relative accalmie dans le harcèlement de tous
les "opposants" après la visite du pape en
janvier 1998 n’aura duré qu’une année. Et
les démarches auprès du gouvernement cubain de
plusieurs des chefs d’Etat ou de gouvernement (réunis
à La Havane en novembre 1999 à
l’occasion du Sommet ibéro-américain) en
faveur de la démocratisation du régime n’ont guère
été
suivies d’effet. Les libertés d’expression, de
presse, de réunion et d’association n’ont toujours pas
droit de cité à Cuba .
Cependant, les rangs des journalistes indépendants
continuent de grossir, en dépit des nombreux
départs en exil, volontaires ou forcés,
et malgré les conditions particulièrement difficiles dans
lesquelles ils exercent. D’après les informations
collectées par Reporters sans frontières (RSF),
ils sont actuellement un peu plus d'une centaine, alors
qu’ils n’étaient qu’une poignée au début
des années 90. Anciens professionnels des médias
officiels (dont ils ont démissionné ou ont été
"remerciés"), du secteur de la communication (rédacteurs,
traducteurs, archivistes,
bibliothécaires, etc.), du monde de l’éducation
ou simples techniciens, ils officient à La Havane
mais aussi en province, où le harcèlement
policier est plus intense.
La plupart d’entre eux travaillent au sein d’agences. La première
a été
créée en 1988 par Yndamiro Restano Díaz (Asociación
de Periodistas
Independientes de Cuba, devenue en 1992 la Agencia de Prensa
Independiente de Cuba, APIC, toujours active). Elles sont aujourd’hui
dix-huit , dont quatre basées en province, sans tenir compte des
agences
diffusant des informations pour le compte d’acteurs sociaux, comme les
agriculteurs, les pédagogues ou les syndicats indépendants.
Certaines
revendiquent une dizaine de collaborateurs avec des correspondants
en province (Cuba Press,
Cooperativa de Periodistas Independientes, Centro Norte
del País, par exemple), d’autres deux ou
trois. Une dizaine de journalistes travaillent en dehors
de ces agences, principalement dans la
capitale.
Envoyée par RSF, la journaliste française
Martine Jacot s'est rendue à Cuba du 10 au 17 août
2000. Sur place, elle a rencontré une douzaine
de journalistes indépendants, à Ciego de Ávila et
à
La Havane, ainsi que les familles de deux des trois journalistes
actuellement incarcérés. Le 17
août, alors qu'elle s'apprêtait à rentrer
en France, elle a été interpellée et interrogée
pendant une
heure et demie à l'aéroport de La Havane,
par six membres des forces de sécurité. Un
camescope, deux cassettes vidéo et des documents
ont été saisis. Malgré les demandes
répétées de RSF, le matériel
n'a pas été restitué à l'organisation.
L'Internet à la rescousse
Qu’ils soient professionnels aguerris, formés par
leurs pairs ou autodidactes, les
journalistes indépendants ont vu leurs débouchés
potentiels s’élargir grâce aux
nouvelles technologies, auxquelles ils n’ont eux-mêmes
pas accès. La création
dans les pays occidentaux de sites Internet accueillant
les nouvelles qu’ils
transmettent de Cuba (par téléphone le plus
souvent, par télécopieur quand ils en
ont un) a étendu le champ de diffusion des informations
qu’ils ne peuvent publier
dans leur propre pays. Le nombre de leurs contributions
(téléphonées) à des
stations de radio étrangères, le plus souvent
liées à l’exil, a lui aussi augmenté.
Privés d’accès direct aux sources officielles,
expulsés des conférence de presse
gouvernementales lorsqu’ils s’y présentent, ils
recueillent leurs informations
auprès de tout ce que la société
cubaine compte de mécontents, qu’il s’agisse d’opposants, de
défenseurs des libertés, de fonctionnaires
(las de constater que toute information négative pour le
régime - politique, économique, sociale
ou environnementale - est tue dans les médias cubains),
d’employés de sociétés étrangères,
ou de l’homme de la rue. Rationnée depuis quarante ans,
soumise à des restrictions supplémentaires
depuis 1991, date du début de la "période spéciale
en
temps de paix" consécutive au tarissement des mannes
de l’ancien Bloc de l’Est, la population vit
mal la "dollarisation" croissante de l’économie
cubaine lorsqu’elle n’a pas accès à ces billets
verts.
Des faits comme l’arrestation d’un opposant à Cuba,
un quelconque mouvement d’humeur de la
population ou une tentative d’organisation de la société
civile, autrefois ignorés au moins un temps
à l’étranger, sont ainsi rapidement relayés
en dehors du pays. Ces informations, ainsi que des
analyses plus globales, sont entendues à Cuba par
ceux qui captent les radios internationales
étrangères, au premier rang desquelles figure
Radio Martí (financée depuis 1982 par le Congrès
américain pour émettre vers l’île).
Leur brouillage à Cuba est souvent déficient.
Nouvelle "loi-bâillon"
Les autorités cubaines se sont dotées d’un
nouvel arsenal
législatif visant à museler ces journalistes
indépendants et
empêcher les activités dissidentes. Elles
hésitent toutefois à
l’appliquer, au moment où plusieurs Etats de l'Union
européenne
posent, dans le cadre de la Convention de Lomé,
l’amélioration
de la situation des droits de l'homme à Cuba comme
condition à
l’augmentation d’échanges commerciaux dont l’île
a cruellement
besoin en raison de l’embargo américain.
Promulguée en février 1999, la "loi 88",
rapidement baptisée "loi-bâillon" dans les milieux
dissidents, pèse comme une épée de
Damoclès sur toute personne qui "collabore, quel que soit
le moyen utilisé, avec des émissions de
radio ou télévision, des revues ou autres médias
étrangers" ou "fournit des informations" jugées
susceptibles de servir la politique américaine. Les
peines encourues sont très lourdes : jusqu'à
vingt ans de prison, la confiscation de tous ses biens
personnels et des amendes atteignant 100 000 pesos (près
de 4 800 dollars, quand le salaire
moyen sur l’île est de 250 pesos, soit 12 dollars
par mois). Ce texte, dont aucun tribunal ne s’est
prévalu jusqu'à présent, punit aussi
"la promotion, l’organisation, l’encouragement ou la
participation à des réunions ou à
des manifestations".
"Les journalistes indépendants sont des mercenaires
: l’Empire [américain] les paie, les organise,
les instruit, les entraîne, les arme, les camoufle
et leur ordonne de tirer sur leur propre peuple", a
commenté le quotidien des jeunesses communistes
Juventud Rebelde après le vote du texte,
reprenant ainsi les propos de Tubal Paez, président
de l’Union des journalistes cubains
(organisation officielle). Ses quelque 2 000 membres ont
dû s’engager, pour exercer, à se montrer
"loyaux aux principes et valeurs de la révolution
et du socialisme".
A Cuba, tous les médias sont "de propriété
étatique ou sociale". La presse écrite (les quotidiens
Granma, organe officiel du Parti communiste et Juventud
Rebelde, l’hebdomadaire Trabajadores
des syndicats officiels ou le magazine Bohemia notamment),
les radios nationales ou régionales
ainsi que les deux seules chaînes de télévision
du pays diffusent des
articles ou des reportages choisis, revus et corrigés
en fonction des
intérêts idéologiques du régime.
Début août 2000, un animateur de Radio
Morón, une petite station du centre de l'île,
a été licencié après avoir lu à
l'antenne un poème de Raúl Rivero (fondateur
et directeur de l'agence
Cuba Press).
Ces médias consacrent en outre une grande part de
leurs maigres colonnes ou de leur temps
d’antenne limité (six heures par jour pendant la
semaine pour chaque chaîne, et quinze heures par
jour le week-end) aux discours du président Fidel
Castro et à la propagande officielle. La
population n’a pas accès à d’autres sources
d’information, à l’exception des radios étrangères
insuffisamment brouillées.
Trois journalistes incarcérés
Les cinq journalistes indépendants qui ont été
jugés et condamnés à des peines de prison depuis
1997 n’ont pas été clairement inculpés
pour avoir divulgué des informations sans imprimatur, mais
pour d’autres délits. Actuellement, trois condamnés
sont toujours détenus, tous considérés
comme prisonniers d’opinion par Amnesty International.
Bernardo
Arévalo Padrón : passage à tabac et départ
en exil non autorisé
Fondateur de l’agence de presse Linea Sur Press en octobre 1996 à
Aguada de
Pasajeros (ville située à 140 km au sud-est de La Havane,
dans la province de
Cienfuegos), Bernardo Arévalo, âgé de 35 ans, a été
arrêté le 18 novembre 1997 et
condamné en appel le 28 du même mois à six ans de prison
pour "outrage" au
président Fidel Castro et au vice-président Carlos Lage,
en vertu de l’article 144 du
Code pénal cubain. Cet ancien employé des chemins de fer
avait déclaré sur les
ondes d’une radio étrangère que les deux
dirigeants cubains étaient des "menteurs" , après les
avoir accusés de ne pas se conformer aux engagements
démocratiques signés lors d’un
précédent Sommet ibéro-américain.
Dans une lettre ouverte adressée au chef de l’Etat
cubain en date du 19 décembre 1998, le
prisonnier a écrit : "Je considère que ma
sentence de six années de prison est injuste et
excessive car dans aucun autre pays civilisé on
ne condamne celui qui qualifie de "menteur" le
chef du gouvernement." Soulignant son "admiration" pour
le "combat contre la dictature de
Fulgencio Batista" mené par Fidel Castro au cours
des années 50, Bernardo Arévalo Padrón a
rappelé que celui-ci avait bénéficié
d’une amnistie lorsqu’il était lui-même prisonnier politique.
"J’ai
quant à moi décidé, fin 1988, de
m’opposer pacifiquement à vos idées", a poursuivi le détenu,
qui
a réclamé (en vain jusqu'à présent)
de partir en Espagne, pays dont les autorités lui auraient
accordé un visa.
Dans la prison de haute sécurité d’Ariza
où il a été d’abord incarcéré, le journaliste
a été passé à
tabac, le 23 avril 1998, par deux agents de sécurité
qui l’accusaient de disperser des tracts dans
les couloirs de l’établissement. Blessé
à la tête et victime de troubles de mémoire suite à
cette
agression, il a ensuite été placé
en "cellule de punition pour sa sécurité car il pourrait
être encore
agressé ou même assassiné par des
détenus de droit commun", ont expliqué les autorités
carcérales à sa femme Libertad.
Il a été transféré, le 15 mai
1999, au "camp de travail numéro 16" situé près de
la prison d’Ariza.
Catholique privé d’assistance religieuse, il est
régulièrement menacé d’un renvoi dans les cellules
d’Ariza par son chef de détention (également
chargé de sa "rééducation") qui l’accuse de ne pas
remplir ses "quotas" dans le désherbage ou la coupe
de la canne à sucre, travaux auxquels il est
affecté. Son épouse a pu lui apporter des
outils pour aiguiser sa machette, parce qu’ils manquent
au camp. Depuis mai 2000, il a droit à une visite
de sa famille tous les 21 jours et à une visite
"matrimoniale" tous les mois (une nuit avec son épouse
au camp, dans une chambre dont les
parois en bambou laissent passer la lumière et
les regards indiscrets). Il n’est pas autorisé à voir
ou à entrer en contact avec ses amis. Selon les
termes de la loi cubaine, il devrait lui être permis
de rendre une visite à sa famille tous les 21 jours,
en particulier à sa mère âgée et malade.
A l’une des nombreuses requêtes effectuées
par RSF en vue de sa libération, le ministre cubain
des Affaires étrangères, Felipe Pérez
Roque a répondu par écrit, le 17 avril 2000, que Bernardo
Arévalo "s’était associé depuis 1991
à des groupes contre-révolutionnaires avec l’intention de
commettre des actes violents, même s’il a été
condamné pour outrage".
Jesús Joel Díaz Hernández : un procès en "dangerosité
sociale" pour
l’exemple
Pour Odencio Diaz, père de ce jeune homme de 26 ans, le plus insupportable
est
ce "sentiment d’impuissance devant une justice qui fabrique des accusations
infondées et refuse d’entendre les témoins". Cet ancien membre
du Parti
communiste est convaincu que son fils a été emprisonné
pour l’empêcher de
transmettre ses articles à l’étranger, au sein de l’agence
Pátria, à laquelle il
collaborait depuis 1995, puis de la Cooperativa avileña
de periodistas independientes (CAPI) qu’il
avait fondée en décembre 1998, à
Ciego de Ávila (300 km à l’est de La Havane). Il a été
arrêté, le
18 janvier 1999, à 6 heures du matin au domicile
familial de la ville de Morón et accusé de
"dangerosité sociale". Le Code pénal cubain,
dans son article 73, désigne ainsi "celui qui
contrevient régulièrement aux règles
de la vie sociale par des actes de violence (...), perturbe
l’ordre public, vit comme un parasite social, exploite
le travail des autres ou se livre à la pratique
de vices socialement répréhensibles".
Lors du procès qui s'est tenu le lendemain de son
arrestation, Jesús Joel Díaz Hernández a été
accusé de ne plus travailler pour l’Etat depuis
1996 (il avait été renvoyé cette année-là,
affirment
ses proches, de l’emploi qu’il avait à l’Institut
national des ressources hydrauliques de Morón,
parce qu’on lui reprochait de militer pour la défense
des droits de l’homme depuis 1993). Il a en
outre été inculpé pour avoir "parfois
consommé des boissons alcoolisées qui l’ont rendu agressif
et l’ont amené à provoquer son voisinage"
ainsi que pour avoir "écouté de la musique trop fort". La
plaidoirie de son avocat a été rapidement
interrompue par le président. Aucun témoin à décharge
n’a été invité à s’exprimer
durant les quelques heures de l’audience publique. Le prévenu a
été
condamné à "quatre années de privation
de liberté dans un centre d’études ou de travail avec
internement". Il est depuis lors incarcéré
à la prison de Canaleta, non loin de Morón, la province
de Ciego de Ávila ne disposant pas de tels centres,
selon les autorités pénitentiaires.
Dès l’énoncé de la sentence, un appel
a été interjeté et le détenu a entamé
une grève de la faim,
qui l’a conduit au mitard. Le 22 janvier 1999, tandis
que sa famille lui rend visite, elle apprend que
se tient la première audience du procès
en appel. Non convoqué, l’avocat de la famille a été
remplacé par un avocat commis d’office. Le 27 janvier,
le prisonnier est informé dans sa cellule
que son appel a été rejeté. Ses parents
engagent alors une requête en révision du procès et
produisent début février des témoignages
écrits de cinq personnes du voisinage, attestant (devant
un notaire) que Joel ne s’est jamais illustré à
leur connaissance ni pour des abus d’alcool, ni pour
trouble à l’ordre public d’aucune sorte. Aucune
suite n’a été donnée à ces démarches.
Les
autorités cubaines soutiennent même, depuis,
qu'il n'y a jamais eu appel de la sentence initiale.
Jesús Joel Díaz Hernández dénonce
ses très mauvaises conditions d’incarcération (avec des
détenus de droit commun). Pour éliminer
puces, insectes et rongeurs qui infestent les mitards,
dit-il, les autorités carcérales procèdent
à des fumigations sans faire sortir les détenus des
cellules. Lorsque ceux-ci protestent, des sédatifs
leur sont administrés. Il dénonce aussi
l’absence d’assistance médicale. En juin 2000,
il a fallu que ses parents, autorisés depuis peu à
lui rendre visite tous les 21 jours, sortent clandestinement
de la prison un échantillon de ses
urines pour qu’un diagnostic d’hépatite virale
soit établi par un laboratoire de la région et pour qu’il
reçoive les soins adéquats. Il souffrait
pourtant depuis quelque temps de fortes fièvres.
"Joel Díaz est un délinquant de droit commun,
qui a été lié à des éléments
antisociaux pratiquant
le trafic de drogue, le proxénétisme, la
contrebande et le vol de bétail", a écrit le 17 avril 2000
le
ministre cubain des Affaires étrangères
Felipe Pérez Roque. Aucun de ces chefs d’inculpation ne
figure dans les documents remis au détenu.
Joel Díaz et sa famille estiment qu’à travers
ce procès "expéditif" et la lourde sentence
prononcée, les autorités ont cherché
à frapper rapidement et "pour l’exemple", afin de dissuader la
jeunesse locale de se lancer ou de persister dans le journalisme
indépendant.
Manuel Antonio González Castellanos : d’une provocation au "cimetière
des
vivants"
Journaliste professionnel, correspondant de l’agence Cuba Press à
Holguín (est
de Cuba), Manuel Antonio González Castellanos, âgé
de 43 ans, rentrait, au soir
du 1er octobre 1998, à son domicile où vit notamment sa mère,
fille de Lidia Doce,
la célèbre "messagère du Che" pendant la révolution.
Apostrophé et provoqué par
un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur et par deux
agents de la sécurité d’Etat,
le journaliste s’est emporté. Il a fini par rendre Fidel Castro
personnellement
responsable de ce harcèlement incessant.
Manuel Antonio González Castellanos a été
immédiatement accusé d’"outrage" au Président.
Sans nouvelles de lui, sa famille s’est vu privée
de ligne téléphonique dès le lendemain, tandis
qu’à l’extérieur, un "acte de répudiation"
(attroupement de membres du Parti communiste qui
hurlent des injures ou lancent des pierres) battait son
plein. Leornardo Varona González,
neveu du détenu et correspondant de l’agence Santiago
Press, a été arrêté pour avoir protesté
contre l’arrestation de son oncle en écrivant "A
bas Fidel !" sur les murs de la maison familiale. Il
a été condamné, le 6 mai 1999, à
seize mois de détention (il a été libéré
en janvier 2000), et son
oncle à une peine de trente et un mois de prison.
Deux mois après son procès, Manuel Antonio
González Castellanos a été transféré
à la prison de
haute sécurité "Cuba sí" de Holguin,
baptisée "cimetière des vivants" pour les exécrables
conditions de détention qui y prévalent.
Il souffre depuis lors de problèmes respiratoires, qui
persistent en dépit de son transfert dans une autre
prison de la province. Il y a été contraint de
dormir à même le sol pendant plusieurs jours.
Le 26 juin 2000, protestant contre la confiscation de ses
notes de travail dans sa cellule, le
détenu a été sévèrement
frappé et placé au mitard pendant dix jours. Sa famille,
constamment
harcelée, craint que ses problèmes respiratoires
ne dégénèrent en tuberculose, maladie dont
souffrent plusieurs prisonniers du même établissement.
Dans son cas, le ministre des Affaires étrangères
a écrit, le 17 avril 2000, qu’il avait été condamné
pour avoir "provoqué des troubles graves de l’ordre
public".
Accusés de "propagande ennemie"
D’autres journalistes laissés en liberté surveillée
attendent, parfois depuis
plusieurs années, leur procès. Outre l’"outrage" au Président
et la
"dangerosité sociale", les chefs d’inculpation le plus souvent retenus
contre
eux sont les suivants:
- "association illicite". La plupart des agences de presse
ont déposé, dès 1995, des demandes en vue de la
légalisation de leurs statuts auprès du ministère
cubain
de la Justice, conformément à ce que prévoit
la Constitution du pays. Aucune
d’entre elles n’a reçu de réponse.
- "propagande ennemie" ou "collaboration avec l’ennemi".
Ces délits, qui
existaient avant l’adoption de la loi 88, visent des collaborations
avec des
radios américaines.
- "espionnage". Ce délit est souvent invoqué
lorsque des journalistes ont pris des contacts, en vue
d’obtenir un visa, avec la Section des intérêts
américains de La Havane.
- "diffusion de fausses nouvelles".
Parmi les inculpés, José Edel Garcia Diaz,
55 ans, directeur de l’agence Centro Norte del País
(CNP) est en attente d’être jugé pour cinq
de ces délits ("outrage", "association illicite",
"collaboration avec l’ennemi", "diffusion de nouvelles
fausses" et "espionnage") et Oswaldo de
Céspedes, ancien médecin des hôpitaux,
directeur-adjoint de l’agence Cooperativa de periodistas
independientes (CPI), est accusé depuis 1995 d'"association
illicite" et de "propagande ennemie".
Ils ont en commun d’avoir écrit des articles sur
des sujets "sensibles" comme la pollution,
l’énergie nucléaire et les risques de radioactivité,
ou sur de nouvelles épidémies.
Agressions, interpellations, saisies et vols
Depuis le début 2000, au moins deux journalistes ont été
agressés par des
inconnus : le 17 janvier, Mary Miranda, de l’agence Cuba Press, perd
connaissance après avoir été violemment frappée
à La Havane et le 13 mai,
Santiago Dubuchet, de l’agence Habana Press, est frappé à
la tête dans
un parc de la ville d’Artemisa. Les six personnes qui se rassemblent aussitôt
autour de lui l’injurient.
Les "actes de répudiation" ont été plus rarement signalés
depuis le début de
1999. En revanche, la police tente de plus en plus souvent
d’empêcher les journalistes
indépendants de couvrir les événements
"sensibles". Les reporters sont alors soit interpellés (une
quinzaine de ces détentions, qui durent parfois
plusieurs jours, ont été signalées depuis le début
de l'année 2000), soit assignés à
résidence. Le 21 juillet 2000 par exemple, jour du procès
(annoncé la veille) de deux opposants à
Santiago, Luis Alberto Rivera Leyva, directeur de
l’APLO (Agencia de prensa libre oriental) a été
arrêté à son domicile et libéré après
la fin de
l’audience. Les places disponibles pour le public dans
la salle avaient été d’avance occupées par
des membres du Parti communiste ou par des forces de l’ordre
en civil. Les journalistes
indépendants de Santiago, qui avaient échappé
à l’interpellation ou à l’assignation à résidence,
n’ont pu suivre les débats, la salle affichant
complet.
A l’occasion de ces interpellations, durant lesquelles
des menaces sont
systématiquement proférées, il est
fréquent que le matériel des journalistes
soit saisi. A Cuba, il est maintenant possible de se procurer
un fax ou un
ordinateur dans les magasins en dollars. En revanche,
il est impossible
d'acheter du matériel de reprographie, tel qu'une
imprimante ou une
photocopieuse. Les personnes qui en ont les moyens - en
dollars - usent de
leurs contacts auprès d’employés des ambassades
ou des entreprises
étrangères pour se les procurer par leur
intermédiaire.
Les saisies prennent parfois d’autres formes. Le 31 janvier
2000, le domicile du journaliste Juan
González Febles a été "cambriolé"
par des inconnus qui lui ont volé son magnétophone, des
enregistrements et plusieurs articles. Le mercredi 9 août
2000, un couple se présentant à 21h30
comme des collaborateurs de Cuba Press auprès du
propriétaire du local de l’agence, a emporté
toute la documentation amassée par celle-ci (archives,
revues et journaux nationaux ou étrangers,
dictionnaires, livres, ouvrages sur le journalisme publiés
par le quotidien espagnol El País, cours
de journalisme en espagnol de l’Université internationale
de Floride, etc.). Invité à déménager par
ce propriétaire victime de pressions policières,
le personnel de l’agence avait mis cette
documentation dans des cartons, en attendant de trouver
une voiture pour le transporter vers un
nouveau local, dans un autre quartier de La Havane.
Tentatives de discrédit et pressions sur les familles
Trente journalistes indépendants sont subitement
sortis de l’anonymat à Cuba le 1er novembre
1999, juste avant le Sommet ibéro-américain
de La Havane, lorsque le président Fidel Castro a
cité les noms de chacun d’entre eux sur les ondes
des deux chaînes nationales. Tournés en
dérision, ils ont été accusés
d’avoir fréquenté la Section des intérêts américains
dans la capitale,
lors d’une soirée organisée à l’occasion
du départ de son responsable. Cinq mois plus tard, le 22
avril 2000, au cours d’une émission télévisée,
les journalistes Raúl Rivero (le directeur de l’agence
Cuba Press avait été reçu, parmi
d’autres dissidents, par les chefs de gouvernement espagnols et
portugais lors du sommet), Tania Quintero, Manuel David
Orrio, Lucas Garve, Jesús Zuñiga,
et Vicente Escobal ont été désignés
comme des "leaders contre-révolutionnaires". Leurs noms
ont été publiés trois jours plus
tard par Juventud Rebelde.
Ces tentatives de discrédit atteignent parfois leur
but. "Tu es un homme mort pour moi, tu
n’existes plus", a fait savoir l’oncle d’Oswaldo de Céspedes
(sous-directeur de l’agence CPI) à son
neveu, dès que le Président eut prononcé
son nom sur le petit écran. A l’opposé, d’autres
journalistes ont vu leur voisinage et leur parenté
faire preuve d’ingéniosité pour les protéger de la
surveillance policière ou des délégués
des fameux Comités de défense de la révolution (CDR),
présents au sein de chaque pâté de
maison et chargés entre autres de la délation.
Les familles ou amis des journalistes sont eux aussi victimes de représailles
:
on ne compte plus les époux, frères ou soeurs de ces "contre-révolutionnaires"
qui ont perdu leur emploi, parce qu’ils refusaient de condamner ou de dénoncer
les "fautifs", ou les mille et un tracas infligés à leurs
parents ou enfants. "Tous
ceux qui ont des liens avec un "antisocial" subissent une forme ou une
autre
de représailles jusqu'à ce qu’ils coupent ces liens et le
proclament", résument
Jorge Olivera Castillo, ancien rédacteur du journal
de la télévision cubaine, actuel directeur de
l’agence Habana Press, et Marvin Hernández (Cuba
Press), dont les familles sont
particulièrement harcelées. Le jour de la
fête des mères, le frère de Raúl Rivero, qui
vit au Canada,
s’est vu interdire l’entrée sur le territoire cubain.
Il n’a pu voir sa mère de 80 ans qu’une heure à
l’aéroport de La Havane, sans lui remettre les
médicaments et cadeaux qu’il lui avait apportés.
Par ailleurs, plusieurs journalistes ont dénoncé
les récentes tentatives policières visant à
"retourner" ou diviser les journalistes indépendants.
Le 15 juillet 2000, Ricardo González,
correspondant de RSF, a ainsi été détenu
pendant six heures, durant lesquelles des policiers ont
tenté de le convaincre de collaborer, en tenant
notamment des propos diffamatoires envers Raúl
Rivero.
Accès interdit à l'Internet et à toute formation professionnelle
Les autorités reprochent publiquement aux journalistes indépendants
de
"n’avoir aucune formation". Dans le même temps, elles empêchent
ceux qui
en réclament une ("à l’occidentale") de recevoir des cours
ou des ouvrages,
par la saisie de leur courrier. Régulièrement privés
de ligne téléphonique
(sur écoute), de même que les parents ou amis chez qui ils
appellent pour
transmettre leurs articles (via une ligne internationale à demander
à
l’opératrice), les journalistes indépendants
n’ont pas plus de moyens d’accéder au Net que les
autres citoyens non privilégiés.
Les deux seuls serveurs de l’île sont le CENIAI,
branche du ministère cubain de la Science et de
la Technologie, et Infocom, dépendant de la société
mixte italo-cubaine ETECSA (Empresa de
Telecomunicaciones de Cuba, S.A). Les requérants
doivent avoir une raison valable, aux yeux des
autorités, de déposer une demande. Les personnes
individuelles sont tenues de se présenter
elles-mêmes au bureau du ministère. Si la
requête est acceptée, elles signent un contrat aux
clauses restrictives. Est ainsi interdite l’utilisation
de l’Internet "en violation des principes moraux
de la société cubaine ou des textes de loi
du pays". Les échanges électroniques, eux, ne doivent
pas "compromettre la sécurité nationale".
De hauts fonctionnaires gouvernementaux, quelques chercheurs ou
spécialistes (surveillés par leurs chefs lorsqu’ils naviguent
sur leur
lieu de travail) ainsi que les entreprises étrangères représentées
à
Cuba ont un accès total à la Toile. Les autres, y compris
des
entreprises cubaines exportatrices, doivent se contenter du seul
courrier électronique. Un marché noir d’adresses électroniques
existe à une échelle réduite, au profit des très
rares citoyens
cubains ayant un ordinateur personnel. Dans tous les cas de figure,
les utilisateurs soupçonnent fortement les échanges
électroniques d’être lus par les services de
renseignement, les messages de l’étranger arrivant
à leurs destinataires plusieurs heures après
avoir été envoyés ou n’arrivant jamais.
La grille de tarification, qui comporte un premier coût
d’inscription variant de 60 à 450 dollars, est
compliquée : les coûts mensuels vont de 40
à 80 dollars pour le secteur non commercial, en
fonction de différents critères.
Un premier cybercafé vient d’ouvrir au centre de
La Havane, dans le Capitolio, l’ancien parlement.
A raison de trois dollars la demi-heure, il est possible
de naviguer sur la Toile ou d’envoyer des
messages électroniques à partir de l’un
des six ordinateurs disponibles mais ce service est en
priorité réservé aux touristes étrangers.
Il est peu probable que les journalistes indépendants, qui
se voient refuser l’accès à la Bibliothèque
et aux Archives nationales, y soient les bienvenus.
Les autorités mettent par ailleurs en doute la déontologie
des agences de presse. La plupart
d’entre elles ont adopté, depuis 1995, des statuts
définissant ces règles, et excluant, dans de
nombreux cas, l’appartenance à un parti politique
ou à une organisation dissidente. Le 29 août
2000, trois journalistes suédois ont été
arrêtés après avoir animé, la veille, un séminaire
portant
sur le cadre de travail de la presse suédoise et
l'éthique journalistique, auquel assistaient une
vingtaine de journalistes indépendants. Birger
Thureson, Peter Götell et Elena Söderquist ont
été expulsés et déclarés
persona non grata après avoir passé trois jours dans un centre
de
détention des services de l'immigration. Les autorités
les accusent d'avoir "encouragé des actions
subversives et contribué aux efforts désespérés
réalisés depuis les Etats-Unis pour encourager la
subversion à Cuba." "Nous espérons que personne
ne se fait l'illusion que de telles activités vont
être tolérées", a conclu Felipe Pérez
Roque, le ministre cubain des Affaires étrangères.
Survivre dans la peur ou s'exiler
Sur une île où l’Etat est le seul employeur,
les journalistes indépendants, faiblement rétribués
par
les sites qui accueillent leurs articles et jamais payés
pour leurs contributions sur les radios
américaines, comptent pour survivre, comme beaucoup
de Cubains, sur l’argent envoyé par leur
famille exilée. Les autorités cubaines,
qui ont toujours préféré que les dissidents quittent
le pays
(sans possibilité d’y revenir), exercent sur eux
de grandes pressions pour qu’ils s’exilent. Certains
s’y refusent opiniâtrement. D’autres, las de la
répression, surtout lorsqu’elle affecte leurs proches,
demandent un visa, le plus souvent aux Etats-Unis mais
aussi dans les pays européens ou
latino-américains. Tous ne l’obtiennent pas.
Quatorze journalistes indépendants se sont exilés
en 1999 et dix-neuf depuis début 2000. Ils
avaient été dix-sept seulement, entre 1993
et 1998, d’après les données que RSF a pu collecter.
Les directeurs des agences écartent l’hypothèse
selon laquelle un grand nombre
d’"opportunistes" s’improviseraient "journalistes indépendants"
pour tenter de bénéficier ainsi
d’une "voie royale" vers l’exil. Ils incriminent plutôt
le harcèlement policier, les maigres ressources
des journalistes indépendants à Cuba et
le peu d’espoir permis dans l’île d’une vie meilleure, y
compris sur le plan professionnel.
Conclusion et recommandations
Cuba est aujourd'hui le seul pays d'Amérique latine
où le gouvernement, en décrétant que la
liberté de la presse doit être "conforme
aux objectifs de la société socialiste", exerce un contrôle
total sur l'information parvenant à la population.
C'est également le seul pays de la région où des
journalistes sont emprisonnés.
Pour maintenir cet état de fait, les autorités
comptent aussi bien sur la répression pure et dure
que sur l'isolement social des journalistes indépendants.
L'arsenal répressif mis en place par le
gouvernement est diversifié : depuis les saisies
de matériel et autres entraves au travail des
journalistes indépendants, à leur arrestation
et condamnation à de lourdes peines de prison. Le
Département de la sécurité d'Etat
est le principal exécutant de cette politique dont l'objectif est
de
ne laisser le "choix" à ces journalistes qu'entre
la prison et l'exil.
Privés d'un emploi, étroitement surveillés
par les Comités de défense de la révolution, accusés
d'être des "mercenaires de l'empire américain"
dans les médias officiels, les journalistes
indépendants restent aujourd'hui inconnus d'une
bonne partie de la population, quoique primés à
l'étranger. L'augmentation de leur nombre, la multiplication
des sites Internet diffusant leurs
articles et la reconnaissance dont ils ont bénéficié
lors du Sommet ibéro-américain de La Havane,
démontrent, en revanche, qu'ils ont gagné
un espace grâce à la mobilisation internationale.
RSF demande aux autorités de La Havane :
- la reconnaissance de la liberté de presse et de parole sans restriction,
ainsi que la légalisation des agences de presse par le ministère
de la
Justice,
- la libération des trois journalistes emprisonnés, la levée
des poursuites
engagées contre les journalistes et la fin des interpellations à
leur encontre,
- l’abrogation de la loi 88 dans ses articles attentatoires aux libertés.
L’organisation rappelle que, dans un document du 18 janvier 2000, le
rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection
du
droit à la liberté d’opinion et d’expression
a affirmé que "l’emprisonnement en tant que
condamnation de l’expression pacifique d’une opinion constitue
une violation grave des droits de
l’homme",
- la fin du harcèlement et des tentatives d’intimidation
des journalistes indépendants,
- la signature et la ratification du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques.
RSF demande aux pays membres de l'Union Européenne
et aux pays du groupe Afrique, Caraïbe
et Pacifique (ACP) :
- d'intervenir auprès des autorités cubaines
en faveur de la légalisation des agences de presse
alors que le nouvel accord UE-ACP, signé le 23
juin 2000 à Cotonou (Bénin), prévoit une plus
grande participation de la société civile.
- d'intervenir auprès des autorités cubaines
en faveur de la libération des trois journalistes
incarcérés.
RSF recommande également à la presse des
pays démocratiques :
- de collaborer avec les journalistes indépendants
en publiant notamment leurs chroniques et
articles. Outre un soutien financier, une telle collaboration
représenterait une reconnaissance de
leur travail et permettrait de rompre l'isolement dans
lequel ils sont confinés.
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