Roberto
Viza Egües
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Livré à Castro par la France
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par Michel Faure
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Arrivé clandestinement à Roissy l'année dernière, le jeune
opposant Roberto Viza Egües a été renvoyé à Cuba sans ménagement
ni raison apparente. Réfugié à Miami, il raconte à L'Express son
incroyable aventure
Le
jeune Cubain a finalement pu quitter l'île à bord d'un bateau de pêche
pour rejoindre Miami, où il vit depuis le 14 juin.
©
J.Raedle/Getty Images pour L'Express
«Ce qui m'a fait le plus mal, raconte Roberto Viza Egües.
c'est que ce soit en France, le pays des droits de l'homme, que mes
droits ont été bafoués. Ça, c'est terrible!» L'homme qui nous
parle, réfugié à Miami depuis le 14 juin, est le héros d'une triste
histoire. Roberto Viza Egües est ce jeune Cubain arrivé en France le
13 août 2000, tel un miraculé, après avoir voyagé depuis La Havane
dans un conteneur de la soute d'un avion. Se déclarant opposant au régime
de Fidel Castro, il avait demandé l'asile politique dans notre pays. Il
fut renvoyé dix-huit jours plus tard à Cuba, traîné de force à bord
d'un vol d'Air France, menotté aux mains et aux chevilles. Il affirme
avoir été tabassé par la police française et remis à son arrivée
à l'aéroport de La Havane à des membres de la police politique
cubaine.
Son expulsion avait fait alors l'objet de plusieurs
articles dans la presse française, qui s'était interrogée sur les
raisons obscures - intérêts commerciaux, coopérations policières,
indulgences idéologiques - qui avaient bien pu pousser la France a
renvoyer ainsi, dans sa dictature natale, un réfugié qui avait risqué
sa vie pour s'enfuir. Les raisons et les circonstances de son expulsion
firent l'objet de communiqués laconiques du ministère de l'Intérieur.
Aujourd'hui, Viza Egües est libre, et il nous a raconté son histoire.
Cette interview à L'Express, réalisée par téléphone, est
un récit accablant pour les autorités françaises.
Caché dans la soute à bagages
Son aventure commence le 12 août 2000, un jour de fortes pluies.
Profitant de l'orage, il se glisse à l'intérieur de l'aéroport José-Marti
de La Havane, et se cache dans un conteneur à bagages. Il est ainsi
embarqué à bord d'un avion dont il ignore la destination. «Je ne
savais pas où j'allais, dit-il, tellement grands étaient mon désespoir
et mon désir de quitter mon pays.» Il pense que ce sera l'Europe. Il
espère que ce sera l'Espagne. Il ne sait pas que deux Cubains, avant
lui, ont utilisé le même stratagème pour quitter leur île et ont été
retrouvés morts à leur arrivée, l'un à Mexico et l'autre à Londres.
Roberto a 25 ans, rien à perdre et rien à attendre non plus de sa vie
à Cuba. Il est un jeune homme un peu déboussolé, vivant avec sa mère
et ses oncles à Boyeros, dans la banlieue de La Havane, alors que son père
et son grand-père ont rejoint les gusanos, autrement dit les
«vers de terre» de la «mafia» de l'exil cubain à Miami, pour
reprendre les termes aimables de la propagande castriste. Les deux
hommes faisaient partie de l'immense exode des marielitos, en
1980, quand 125 000 personnes s'étaient ruées en quelques jours vers
le port de Mariel pour embarquer sur des bateaux de pêche en direction
de Key West, en Floride. Cet exode avait été encouragé par Castro
lui-même, furieux de n'avoir pu empêcher une foule de dissidents de se
réfugier dans l'enceinte de l'ambassade du Pérou à La Havane. Il
avait ordonné aux Cubains qui le souhaitaient, ces mauvais patriotes et
ces contre-révolutionnaires, d'abandonner l'île. Ce qu'ils firent en
masse, donc, dans des conditions souvent dramatiques.
«Il
n'est pas un superhéros, mais
un homme de la base très courageux»
Le petit Roberto, lui, était resté. Il se révolte un
peu plus tard, et encore fort jeune. «Dès l'âge de 13 ans, dit-il,
j'ai commencé à élever la voix.» A 14 ans, il tente de quitter Cuba
une première fois, accroché à une chambre à air de camion, comme le
feront tant de balseros, ces candidats à l'exil qui se lancent
à la mer sur des radeaux de fortune. Les gardes-côtes le repêchent et
il passe sept jours en détention à la villa Marista, siège de la sécurité
de l'Etat à La Havane. «Et puis, à 17 ans, j'ai refusé de faire mon
service militaire et je me suis engagé dans le mouvement en faveur des
droits de l'homme.» Il rejoint d'abord l'organisation Accion civica
martiana.
C'est le début de ses ennuis: «De ce jour, dit-il, j'ai été persécuté.»
En 1997, il a quitté l'école et travaille dans un garage, comme mécanicien.
Il décide d'adhérer au Mouvement du 24-Février, une organisation
groupusculaire - mais, en dehors du Parti communiste, laquelle, à Cuba,
ne l'est pas? - qui tire son nom d'une rafle menée par les autorités
contre les membres du Concilio cubano, une coalition d'une centaine de
groupes - journalistes indépendants, syndicats libres, associations de
défense des droits de l'homme, partis d'opposition - qui comptait
organiser un congrès à Cuba le 24 février 1996. Ce jour-là furent également
abattus par la chasse cubaine deux petits avions d'une organisation
d'exilés, Hermanos al rescate («Frères à la rescousse»), qui s'étaient
spécialisée dans le secours aux balseros dérivant entre les
côtes de la grande île et la Floride.
A Cuba, on devient dissident pour peu de chose. Roberto n'est ni un
intellectuel éloquent ni un opposant célèbre. «Il n'est pas un
superhéros, mais un homme de la base très courageux», affirmait un réfugié
cubain à Paris, cité par Libération en septembre 2000. Il
participe à plusieurs manifestations, fait des collectes dans les églises
et distribue des tracts, parmi lesquels figure le texte de la Déclaration
universelle des droits de l'homme. Ça n'a l'air de rien, mais en posséder
un exemplaire peut vous classer dans les rangs des suspects. «Ostracisés»,
harcelés, menacés, arrêtés puis relâchés sans raison, ils peuvent
se retrouver un jour en prison sans même avoir commis le moindre délit,
en vertu d'une loi répressive volontairement imprécise, adoptée le 16
février 1999 «pour la protection de l'indépendance et de l'économie»,
qui punit de vingt ans de prison quiconque «porte atteinte aux intérêts
cubains». Lesquels, bien entendu, ne sont pas définis.
Un premier oui du Quai d'Orsay
Arrivé vivant à l'aéroport Charles-de- Gaulle, après avoir lutté
contre le froid et le manque d'oxygène, Roberto frappe sur les parois
du conteneur et un employé l'entend. Il est conduit à la Police de
l'air et des frontières, qui le place en zone d'attente à l'hôtel
Ibis de Roissy, puis dans le centre du Mesnil-Amelot. Les procédures
habituelles sont suivies. A deux reprises, le tribunal d'instance de
Bobigny puis la cour d'appel de Paris confirment son maintien dans cette
zone en attendant l'examen de son cas par les autorités
administratives. Jusque-là, rien d'anormal, les tribunaux, à ce stade,
ne se prononçant pas encore sur le fond. Comme il est d'usage, des
fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, attachés à la
sous-direction des réfugiés et apatrides, rencontrent Viza Egües. Ils
sont chargés de l'entendre et d'émettre un avis sur la possibilité ou
non de l'admettre sur le territoire français, afin qu'il puisse
ensuite, si cet avis est favorable, faire valoir auprès de la justice
ou de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides
(Ofpra) le bien-fondé de sa demande d'asile. Les fonctionnaires du Quai
d'Orsay se prononcent toujours sur ces admissions en fonction du caractère
«crédible et vraisemblable» des menaces qui pourraient peser sur le
demandeur d'asile dans son pays d'origine.
Dans le cas de Viza Egües, cet avis fut favorable. Le jeune Cubain, même
s'il ne s'est pas montré très convaincant, d'après l'une de nos
sources, même s'il n'était pas un dissident connu, et quoi qu'ait pu
dire ensuite le ministère de l'Intérieur, a été jugé par les
diplomates du Quai d'Orsay comme pouvant être admis en France afin d'y
entamer les démarches nécessaires pour que lui soit ensuite accordé -
ou non - le statut de réfugié politique.
Trafiquant de tableaux pour la police
La police - en l'occurrence la Direction des libertés
publiques et des affaires juridiques (DLPA) - ne lui en laissera pas la
possibilité. C'est elle, en dernier ressort, qui décide de l'éventuelle
admission des étrangers sans visa sur le territoire, et cela quel que
soit l'avis des Affaires étrangères. C'est curieux, mais c'est ainsi.
Dans le cas de Viza Egües, elle s'assoit donc sur l'avis des diplomates
- ce qui, d'après l'un d'entre eux, est tout de même assez inhabituel
- et décrète que la demande d'asile de Roberto est «manifestement
infondée». En d'autres termes, elle décide de le renvoyer à Cuba.
Entre-temps, le jeune homme, plutôt confiant après sa
rencontre avec les fonctionnaires des Affaires étrangères, a téléphoné
à une cousine qui vit à Miami, Mercy Maria Perez. Celle-ci alerte
l'Association européenne Cuba libre (AECL). Son président, Laurent
Muller, et un membre de l'association, l'écrivain cubain Jacobo
Machover, se rendent dans la zone d'attente et rencontrent Roberto. Le
jeune homme reçoit également la visite de deux civils. «Ils parlaient
bien l'espagnol de Cuba, avec l'accent cubain», dit-il. Plus tard, après
son expulsion, le ministère de l'Intérieur fera savoir que Viza Egües
est «un trafiquant de tableaux». Est-ce à l'issue de la visite de ces
deux personnes, sans doute des membres de l'ambassade cubaine à Paris,
qu'est faite cette révélation tardive? «C'est du pipeau, déclare
alors à la presse Jacobo Machover. Roberto n'a jamais vu un tableau de
maître de sa vie. C'est un ouvrier qui se bat pour les droits de
l'homme. La France s'est laissé abuser par l'ambassade de Cuba à
Paris, qui ressort ce prétendu trafic de tableaux chaque fois qu'un
dissident arrive en Europe.»
Roberto, aujourd'hui, nie toujours toute entreprise délictueuse. «A
Cuba, explique-t-il, tous ceux qui ne sont pas d'accord avec le système
sont traités de délinquants. Mais ce sont des mensonges.» De toute façon,
l'idée même que des autorités françaises puissent fonder leurs décisions
sur les déclarations des représentants d'une dictature quand il s'agit
du sort de ses opposants dépasse l'entendement.
«Si
je devais rentrer à Cuba,
je préfèrais y arriver mort»
Le ministère de l'Intérieur, à l'époque, est entre
deux ministres, dans un interrègne qui crée peut-être un certain
flottement. Jean-Pierre Chevènement annonce sa démission le 29 août
2000. Daniel Vaillant prend ses fonctions le 31. Sans doute a-t-on alors
d'autres chats à fouetter place Beauvau. Toujours est-il que ce même
31 août le jeune exilé est conduit dans l'enceinte de l'aéroport.
«Ils m'ont fait
venir par la ruse, en me racontant que maintenant j'étais une personne
libre, qu'il suffisait que je signe des papiers et que j'appelle les
associations qui m'avaient aidé pour qu'elles viennent me chercher.
Mais ça ne s'est pas passé ainsi, raconte Roberto. A l'arrivée à l'aéroport,
de nombreux policiers m'attendaient. Ils m'ont demandé de signer un
papier obligatoire pour mon retour à Cuba. J'ai répondu que si je
devais rentrer à Cuba, je préférais y arriver mort. Alors, ils m'ont
enfermé dans une pièce où il y avait des policiers en uniforme et des
gens en civil, avec des gants noirs aux mains. Ils m'ont frappé et ils
m'ont traîné à travers l'aéroport, m'ont fait descendre un escalier;
on s'est retrouvés sur la piste, ils m'ont fait monter sur une
passerelle donnant sur la porte arrière d'un avion, un avion d'Air
France. Là, le commandant a dit non, je ne pouvais pas monter à bord
dans cet état, j'étais ensanglanté. Il y eut une longue discussion
entre le chef de la police et le commandant de bord. Je ne comprenais
pas ce qui se disait. Tout le monde parlait en même temps, et moi je
criais, et plus je criais plus les policiers me tapaient dessus.» Sur
la passerelle, il reçoit notamment, alors qu'il se débat, un coup de
pied sur l'oreille droite qui le fera particulièrement souffrir et dont
il dit avoir encore aujourd'hui des séquelles.
Finalement, Viza Egües est admis dans l'avion. On le place sur un siège
de la dernière rangée. Il est accompagné de trois policiers, deux
hommes, qui s'assoient sur les deux sièges encadrant Roberto, et une
femme, assise une rangée plus avant. «Je criais beaucoup, dit Roberto.
Je criais: "Asilo politico, Castro no, asilo politico, Castro,
no! '' Ils m'ont bâillonné, me disant de fermer ma gueule, que
j'embêtais les passagers. Je saignais du nez et de la bouche. J'avais
des menottes aux poignets et aux chevilles. Quand l'avion eut décollé
et que les passagers ont pu enlever leur ceinture de sécurité,
beaucoup sont venus vers moi, ils ont demandé aux policiers pourquoi on
me traitait ainsi, que c'était une violation des droits de l'homme, et
moi, je pleurais. Il y avait un Italien, notamment, qui s'est mis à
genoux dans l'allée pour essayer de me parler.»
L'Intérieur : «Ce monsieur dit n'importe quoi»
Cet Italien a envoyé une lettre à l'AECL, dont une copie est en notre
possession. Il fut aussi interviewé en septembre 2000 par un
journaliste de l'agence Capa, Victor Robert, pour le Vrai Journal
de Karl Zéro, diffusé par Canal +. Il vit près de Padoue et préfère
que son nom, que nous connaissons, ne soit pas rendu public car il
travaille dans une entreprise faisant toujours des affaires avec Cuba.
Voici ce qu'il raconte: «J'étais présent sur le vol Paris-La Havane
du 31 août 2000 et j'y ai fait la connaissance de Roberto Viza. Il était
blessé au visage, il avait un oeil en sang, une oreille rouge, due
probablement à un coup, et se plaignait de ne rien pouvoir entendre de
l'oreille gauche. Ses avant-bras étaient gonflés et présentaient des
hématomes. Je n'ai pas eu la possibilité de lui parler beaucoup, parce
que les policiers, deux hommes et une femme, m'ont expressément
interdit de communiquer avec lui. Ces policiers m'ont affirmé que M.
Viza était un délinquant, jugé par un juge français qui avait décidé
de son expulsion vers Cuba.» Laurent Muller, président de l'AECL,
affirme pour sa part qu'un employé de l'aéroport de La Havane, qui
connaissait personnellement Viza Egües, l'a reconnu à sa descente
d'avion. Selon ce témoin, le jeune homme «avait le visage tuméfié et
la démarche incertaine».
Un porte-parole du ministère de l'Intérieur, interrogé par L'Express,
affirme qu'aucune brutalité n'a été commise sur la personne de Viza
Egües. «Ce monsieur dit n'importe quoi. D'ailleurs, il ne s'est plaint
de mauvais traitements que cinq jours après son arrivée.» Cette dernière
remarque est sans vergogne, quand on sait qu'à son arrivée à La
Havane le jeune Cubain a été retenu cinq jours au siège de la sécurité
cubaine! Air France, par ailleurs, ne s'est pas montré très coopératif
quand nous lui avons demandé d'interviewer des membres de l'équipage
de ce vol 3672 du 31 août, parti vers 16 h 30 en direction de La
Havane. «Ça m'étonnerait qu'on vous aide», nous a déclaré l'une de
nos interlocutrices, sans autre explication.
«Les
Cubains ne m'ont pas battu,
parce que j'étais déjà abîmé»
Quand l'avion est arrivé à La Havane, poursuit Roberto, on a ouvert
la porte arrière. Des membres de la sécurité de l'Etat m'attendaient.
Ils m'ont emmené en voiture à Marista. J'étais prisonnier.» Les
trois policiers français qui l'avaient reconduit, non contents de le
livrer aux forces de police d'un Etat non démocratique, auraient de
surcroît donné à leurs collègues cubains des documents
compromettants pour lui, si l'on en croit le récit du jeune homme. Ils
étaient en effet en possession de différents papiers lui appartenant,
notamment sa carte de membre du Mouvement du 24-Février, ainsi qu'une
lettre de Maritza Lugo, présidente de cette organisation. «Je leur ai
demandé la faveur de détruire ces papiers avant notre arrivée à La
Havane. Ils ont refusé, et ont donné ces documents à la police
cubaine après notre atterrissage à La Havane.»
A Marista, Roberto reste cinq jours. «Ils ne m'ont pas battu, parce que
j'étais déjà abîmé, et psychologiquement détruit. J'ai fait une grève
de la faim, et ils m'ont jeté à la rue.» Puis la routine a repris son
cours. «Ils m'ont suivi, ils venaient chez moi, ils m'ont arrêté, relâché,
menacé, ils ont exercé des pressions sur ma famille et sur moi. On me
surveillait constamment, du matin au soir.» Roberto affirme n'avoir
jamais été en contact, après son retour, avec l'ambassade de France
à La Havane, malgré la promesse que celle-ci s'assurerait qu'il ne
serait pas maltraité par le régime cubain. «Ça aussi, c'est un grand
mensonge», dit-il.
«Grâce à Dieu, et grâce à un ami dont je ne donnerai pas le nom
parce qu'il est cubain, un ami qui connaissait mes problèmes et les
menaces qui pesaient sur moi, j'ai pu à nouveau quitter clandestinement
Cuba. Je suis parti à bord d'un bateau de pêche et je suis arrivé
ici, en Floride, le 14 juin. Je vis maintenant avec ma femme. Sur la
terre de la liberté.»
Article
paru dans l'Express du 02/08/2001
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