La
Havane
|
Chronique d'une joyeuse décadence
|
par Jacqueline Remy
|
Divinement belle et délabrée, la capitale ressemble à ses
habitants: elle est schizophrène.
Vélo taxi et belle américaine
en rade dans une rue de la Habana Vieja (la Vieille Havane).
©
J.-P. Guilloteau
Le ventilateur est en panne. Dans le séjour de huit mètres carrés,
on étouffe, ce soir-là. La mère d'Amanda s'éponge le front, l'air
furieux. Grande Noire distante, elle claque la langue, s'installe dans
son fauteuil à bascule, et pose un doigt sur ses lèvres: «Dans ce
pays, on doit se taire. Ma fille dit des bêtises.»
Amanda, 31 ans, explique simplement que la vie est dure à Cuba.
Enceinte de six mois, elle se lève dès 5 heures pour aller s'écraser
dans le camello, le chameau, l'un de ces nouveaux bus à bosses
inventés pour pallier la pénurie d'essence: deux heures et demie de
transport le matin avec changement, queue, et marche, deux heures et
demie le soir, souvent debout, pour aller garder les enfants d'un étranger.
«Un boulot stupide, dit-elle. Je me sens devenir idiote.» Technicienne
en informatique, Amanda travaillait encore, l'an dernier, à l'Institut
de météorologie: «J'avais des congés-maladie, des vacances, des
horaires fixes, des relations avec mes collègues», dit-elle. Et alors?
«Je gagnais 211 pesos par mois. Aujourd'hui, je touche 100 dollars au
noir, soit à peu près dix fois plus.» Amanda a cédé à l'appel du
dollar, cette brusque et poignante obsession qui s'est emparée de La
Havane.
En avoir ou pas. Voilà l'unique question, sourde, violente, lancinante
comme un mauvais tambour de salsa, qui taraude les Havanais depuis que,
le 26 juillet 1993, à Santiago de Cuba, Fidel Castro a annoncé la dépénalisation
de la possession et de l'usage des devises étrangères. Ce jour-là, «tel
un lutteur dans les cordes», selon Jean-Raphaël Dufour, qui, alors
ambassadeur de France, l'écoutait, Fidel a mis un genou à terre devant
el dinero del enemigo, la monnaie de l'ennemi. Mais il s'est
bien gardé de se convertir à l'économie de marché, sauf dans
quelques secteurs très contrôlés où il l'inocule au compte-gouttes.
En gros, on peut recevoir des dollars, les dépenser. Pratiquement pas
en gagner.
Chaque jour, des milliers de Havanais traversent le miroir du socialisme
et se lancent dans une course au dollar périlleuse, surréaliste,
humiliante, et généralement illégale, de marché noir en petits
trafics. Chaque jour, postées aux abords des hôtels et des ambassades,
les jineteras - les écuyères, euphémisme cubain pour putains
- aguichent le touriste. Mais autour d'elles, c'est une population entière
qui attend le prince charmant étranger tout en le haïssant. C'est une
capitale qui espère la chute de son Lider maximo en se maudissant d'en
avoir peur et souffre de le savoir vivant sans vouloir l'imaginer mort.
C'est tout un peuple qui danse en zigzag d'un paradoxe à l'autre, comme
d'autres sous les bombes, pour éviter d'étouffer sous les mensonges et
les masques, la teque teque (langue de bois) et le poids des
illusions perdues.
La mère d'Amanda, soudain, montre du doigt le portrait de José Marti,
héros de l'indépendance érigé par Castro en icône, qui orne le mur:
«Un poète, un grand intellectuel, une remarquable illusion, dit-elle,
sardonique. Ce que Marti a rêvé, Fidel l'a fait!» Et les deux femmes
explosent de rire, pliées en deux. «Assieds-toi là dans un coin,
regarde-nous vivre, et tu auras de quoi rire. Tu vas rire tant et tant
que tu finiras par pleurer. Quand il n'y a ni savon, ni lessive, ni
lait, ni viande, il y a de quoi rire. Ah, j'y ai cru, à la révolution!
Tous les week-ends, avec mes trois petits, j'allais couper la canne à
sucre pour elle. Ce pays n'est qu'une comédie... Tu vas l'écrire?
- Personne ne la croira, intervient Amanda.
- J'espère que le pape va dire aux Américains d'arrêter le blocus.
- L'embargo, il est dans nos têtes, Mamita, et c'est pire!»
L'embargo est idéologique et militaire depuis le triunfo de la
revolucion, en 1959. Il est économique depuis le blocus américain,
en 1960, renforcé en 1996 par l'implacable loi Helms-Burton (1). Il est
aussi géographique et culturel dans cette île dont les habitants,
encouragés par un régime qui cherche un nouveau souffle dans
l'exaltation de la «cubanité», cultivent un ethnocentrisme coquet,
sinon bravache. Et pourtant, de leur passé, les anciens ne gardent que
des souvenirs amers et des espoirs déçus.
«Du temps de Batista, il y avait la prostitution, le jeu, la
corruption, soupire Naty Revolta, 67 ans, ex-amour de Fidel, alliée des
premiers jours. La révolution? J'ai fait ce que je devais faire. Je ne
vais pas me trahir aujourd'hui. Je ne sais pas de quoi sera fait le
futur, mais je ne suis pas inquiète, non.» Cette belle femme à peine
fanée, aux yeux verts magnifiques, se tait, et son silence est lourd.
Pour couper court, elle rappelle à l'ordre son chien: «Au pied, s'il
te plaît, Noureev!» Une semaine plus tard, elle glisse un mot non signé
dans la boîte aux lettres de l'hôtel: «Je voulais dire: je ne peux
pas me renier.»
Malgré toutes les salsas imposées aux touristes par les orchestres de sopa
(soupe) dans Habana Vieja, entre la cathédrale et la place d'armes,
c'est un air de boléro tendre et mélancolique qui flotte sur la
vieille capitale. «La Havane, si tu savais comme la douleur me ronge
tandis que je te chante», susurre le trobador branché
Alfonso. Dans ce pays où l'on a voulu repartir de zéro, rien n'a été
rasé: tout est resté imprimé dans les têtes, métissage sanglotant
et joyeux. Tout est inscrit dans les pierres de la capitale, qui s'écroule
doucement, vieux décor hollywoodien rouillé, rayé de slogans révolutionnaires,
à peine animé par le lent ballet des Chevrolet mauves et vertes, des
Plymouth, des Dodge et des Oldsmobile datant d'avant la révolution.
Le colonialisme n'a pas été effacé: avec ses façades rococo, couleur
de mangue et de goyave, la ville ancienne ressemble à une belle
marquise espagnole abusée par le temps, qui ne prendrait plus celui de
se farder - l'Unesco tente un lifting. Plus à l'ouest, dans le Vedado,
où les riches familles sucrières et cigarières avaient planté leurs
cabines de bains avant d'y construire leurs palais dans les années 30,
les stucs sont ébréchés, les balcons édentés, les vitraux cassés,
les colonnades orphelines. De temps en temps, un immeuble s'effondre et
«c'est Beyrouth», soupire Roberto, avocat et chauffeur de taxi
occasionnel. «Vous souriez? Moi, j'ai mal; c'est ma patrie.»
Lada, Trabant et Polski
Il n'y a plus d'esclaves à La Havane. Fidel a symboliquement installé
les Blacks dans le centre-ville. Mais on les retrouve surtout dans les
coins les plus pauvres, entassés dans des villas lépreuses. Il n'y a
plus de Mafia américaine. Mais ses palaces sont toujours là, ses
dancings aussi, et ses bars décorés des photos de ses héros.
Simplement, c'est un ancien dirigeant d'une fabrique de cigares qui fait
aujourd'hui office de monsieur-pipi à l'hôtel Nacional. Il n'y a plus
de Soviétiques, ou presque, mais sur le Malecon, le boulevard qui
ceinture la mer, roulent les Lada, les Trabant et les Polski achetées
par l'administration cubaine depuis 1959. Sur le muret frappé par les
vagues, il est écrit: «Venceremos». Nous vaincrons.
La nostalgie est taboue, dans ce pays qui a honte de son impuissance
passée, présente, et, redoute-t-il, à venir. Des colonies, le régime
n'a gardé que les héros de l'indépendance. De la révolution
castriste, les Cubains ne veulent conserver que le «triomphe». Même
Zaida Carrera de los Reyes, 93 ans, descendante d'un compagnon de
Christophe Colomb, qui reçoit en robe de cocktail dans son palais néoclassique
en ruine, l'annuaire du Habana Yachting Club de 1936 à la main,
revendique: «Ma famille était très révolutionnaire, nous étions
contre Batista.» Pas contre les maisons de couture, ni le Country Club,
ni les casinos - «Je joue au poker, n'en parlez pas» - mais contre
Batista, oui. «La révolution m'a réjouie, dit-elle d'une voix flûtée.
Pendant trois jours.» Depuis, Zaida hante avec distinction ses murs
mordus par le salpêtre et vend au fil des ans les objets précieux
qu'on ne lui a pas confisqués. «Vous ne voulez pas m'acheter ce
tableau?» Dehors, au bout de la rue, il est écrit: «Socialismo o
muerte.»
Dans son appartement du Nuevo Vedado, près du fleuve Almendares, la comédienne
Doris Gutierrez lance: «Sans la révolution, je serais mariée à un
gars de mon village, j'aurais cinq enfants, et je ferais la lessive
toute la journée.» En écho, à l'autre bout de la ville, Amelia,
membre du Parti communiste, affirme: «Sans la révolution, je ne serais
pas ce que je suis: médecin. Mes parents étaient pauvres et noirs.»
Elle s'étire sur le lit. Sa robe blanche met son corps en valeur. Mais
son mari ne la regarde plus. Il est avec une autre. La fameuse liberté
sexuelle des Cubains s'arrête où commence la passion. Amelia a demandé
le divorce. En attendant, faute de logement, ils vivent à trois. «Outre
ce monstre à sept têtes, il y a beaucoup de choses que je ne supporte
plus, dit-elle. On m'a volé mon porte-monnaie dans le gwagwa
[bus]. Je voudrais manger des spaghettis, mais je ne trouve pas de sauce
tomate. Je ne peux pas aller où je veux. Mais ce n'est rien par rapport
au reste.» Le reste? «L'éducation et la santé gratuites.» Ce n'est
pas qu'un slogan. Certes, l'anémie guette, les médicaments manquent,
il faut apporter ses draps à l'hôpital. Mais par leur santé, leur grâce
cultivée, les Cubains détonnent dans la Caraïbe, et ils en sont
fiers, jusqu'à la fatuité.
D'où leur mortification, depuis 1990. Cette année-là, constatant que
l'Est communiste en faillite laisse tomber Cuba, le régime décrète
l'ouverture d'une «période spéciale en temps de paix»: il faut
adapter dans l'urgence un programme de restrictions en fait initialement
prévu «en temps de guerre». Et c'est bien d'une économie de guerre
qu'il s'agit, avec pénuries absolues dans certains secteurs et carnets
de rationnement. «Le pays a perdu 33% de son PIB en trois ans»,
raconte Jacques Bonaldi, un Français venu il y a vingt-sept ans
embrasser le castrisme et qui travaille, toujours fervent, pour le
Conseil des ministres. «Les importations sont tombées de 8 à 2
milliards de dollars: 85% du commerce se faisait avec le camp
socialiste.»
Première gifle: les Cubains, à qui on avait seriné qu'ils étaient
les plus malins, ont découvert qu'ils vivaient depuis toujours sous
perfusion soviétique. Seconde gifle: après quatre ans de dépénalisation
du dollar, ils sont toujours sous perfusion étrangère - les devises en
circulation dans l'île sont d'un montant supérieur à la masse monétaire
nationale, l'essentiel provenant des remesas, les 800 millions de
dollars envoyés l'an dernier par les exilés à leurs parents aux
abois. Il y a deux castes à peu près égales en nombre, aujourd'hui à
La Havane, ceux qui ont de la famille à l'étranger et ceux qui n'en
ont pas: «Même un chat me suffirait, soupire Manolo, pourvu qu'il
m'envoie des dollars.»
Récupération de devises
En 1995, le gouvernement a ouvert les premiers magasins en dollars, au
fronton desquels il est écrit: Tiendas (boutiques) de
recuperacion de divisas. La création d'entreprises à capitaux
100% étrangers a été autorisée. Dans la pratique, seules les
joint-ventures à 50-50 maximum sont accréditées, et les étrangers ne
peuvent embaucher qui ils veulent ni les payer directement en devises.
L'Etat a libéré un peu l'économie privée, hier dénoncée. Les
paysans peuvent vendre leurs produits sur des marchés, en pesos cette
fois, où la livre de bœuf vaut le tiers d'un salaire moyen. Les «koulaks»,
propriétaires privés, peuvent désormais faire fortune en vendant leur
récolte ou en ouvrant des paladares, des restaurants
domestiques. Mais on les impose lourdement. Et on les pousse à la
fermeture quand ils déplaisent, en les asphyxiant sous les amendes et
les tracasseries. «C'est le règne du double discours: tout est toléré
et tout est interdit, explique un père de famille. Il faut savoir
anticiper les caprices du régime. Voilà pourquoi j'ai acheté une télé
à toute vitesse en octobre, quand j'ai su qu'ils allaient interdire
l'importation des appareils électroménagers, pour lutter contre le
gaspillage d'électricité.»
Cuba est devenu un gigantesque marché noir. A quoi bon perdre son temps
pour l'Etat lorsqu'on est si mal payé? Sauf s'il y a de la marchandise
ou du matériel à détourner, les Cubains ont tous la tentation de
quitter leur boulot. Pour enrayer cette fuite, dans les secteurs stratégiques,
le gouvernement s'est récemment résigné à verser des primes en
dollars. Acrobate au Cirque national, José n'y a pas eu droit: il a démissionné.
Pour se rendre chaque soir sous le chapiteau, il dépensait en essence
plus que son salaire. Aujourd'hui, il fignole dans son garage des
Harley-Davidson d'antan pour lesquelles il fabrique des pièces
introuvables à Cuba à partir de formes en bois qu'il sculpte
amoureusement. Lors des cérémonies célébrant le retour des cendres
du Che, des manifestants ont scandé: Queremos huevos, no huesos.
Nous voulons des œufs, pas des os.
Dans son pavillon du Vedado, Milena offre un café à Tata, son
jardinier, qu'elle paie 30 pesos par mois. Elle paie un autre vieillard
pour qu'il fasse la queue au comptoir de la bodeguita, la
boutique de l'Etat, où l'on trouve de quoi mal se nourrir pour pas
grand-chose. Elle-même a abandonné les 300 pesos de son métier
d'historienne - «et pourtant, je l'adorais» - pour confectionner des gâteaux
qu'elle vend au noir. «Pourquoi est-ce que je dois vivre ça?» Son
mari, un ex-apparatchik, est à l'asile: «Le double discours du régime
l'a rendu fou. Il a fait un délire de culpabilité.» Dehors, le vent
soulève la poussière. Une trompette gémit au fond d'une cour. Une
femme baisse sa culotte et s'accroupit dans l'entrée d'un immeuble.
L'usine de bicyclettes tourne au ralenti. Les jeunes espèrent se faire
offrir un Coca.
Carlos parlait librement hier. Pas ce matin. Entre-temps, il s'est fait
semoncer par son père, qui travaille dans un ministère. «Nous
n'aimons pas les complications», dit sa mère. Carlos avait ouvert avec
elle un paladar, qui a succombé sous les impôts. Maintenant,
il cherche un emploi de barman. Depuis des mois, il cherche. Mais il va
danser toutes les nuits au Tropical et se réveille vers midi, assommé
par la bière. A 24 ans, Lorena non plus ne travaille pas: «Je voulais
faire du droit, l'Etat m'a inscrite dans une filière d'infirmières.
J'ai tenu deux mois.» Elle attend toute la journée son petit ami,
Alberto, qui, lui, a décidé de tourner le dos aux études officielles
et suit une formation en informatique grâce à un prêtre catholique:
«Pour pouvoir étudier, il faut avoir des points. Pour avoir des
points, il faut faire tout ce que le gouvernement demande: aller
applaudir Fidel le 1er Mai, dire le contraire de ce qu'on pense dans les
devoirs de marxisme, se porter volontaire pour travailler à la campagne
quarante-cinq jours par an dès le collège. On a déjà une double
monnaie. Il faut avoir un double visage, une double morale, un double
langage. Tout est mensonge dans ce pays.» Sa mère intervient: «On ne
vous met pas forcément en prison si vous critiquez, sauf si vous vous
associez avec d'autres. Mais on vous rend la vie impossible. Vous ne
trouvez pas de travail. Les comités de défense de la révolution [CDR]
y veillent. Il y en a un dans chaque rue.»
Dans Habana Vieja, Paquito, chef d'entrepôt, habite un rez-de-chaussée
sans fenêtre avec sa mère, sa femme et leurs trois enfants. Il est président
du CDR de sa rue: 273 habitants de plus de 15 ans, tous membres. «L'objectif
des CDR est de veiller sur la rue et la révolution. J'organise des
rondes de sécurité, la nuit. Tout le monde participe à tour de rôle,
jusqu'à 1 heure du matin. Je réponds aux policiers et aux centres de
travail qui se renseignent sur mes voisins. Chaque mois, je fais des réunions
pour dire ce qu'il faut dire.» Pendant que sa mère se balance
silencieusement dans son fauteuil à bascule, Paquito raconte qu'il a
tout de même le temps d'aller jouer aux dominos et boire son rhum
quotidien. «Quinze ans que je suis président du CDR, soupire-t-il. J'y
peux rien. Ce sont les masses qui m'élisent.» La petite voix de sa mère
s'élève alors: «Tu parles! Plus personne ne veut être candidat.»
La révolution est en crise, mais tout le monde fait comme si elle ne l'était
pas, dans cette société schizophrénique. On continue, pour se protéger,
d'affubler Fidel de surnoms: Barbe-Truquée, le Roi, l'Empereur, Ton
Parent, le Cinglé, le Soy-la, comme Yo soy la revolucion
(je suis la révolution). On craint les mouchards, mais ils ont trop de
travail désormais. Donatella, avocate: «Pour survivre, les Cubains
sont obligés de commettre au moins un délit par jour.»
A chacun sa façon de résister. Dans sa cabane en bois où trône un
frigo des années 40 occupé par quelques bouteilles d'eau, la vieille
Caridad montre avec fierté le lit où est mort son mari, voilà deux
mois: «Ils le voulaient à l'hôpital pour la science. Je l'ai
gardé ici, et j'ai attendu qu'il sente mauvais pour annoncer sa mort
aux voisins. Trop tard pour la science.» Manuel Cuesta Morua aussi résiste.
Ex-membre de la Jeunesse communiste, dissident déclaré, harcelé par
la police, privé de travail mais aidé par des amis, il s'escrime à
faire passer à l'étranger les messages de son Courant social-démocrate
cubain: «Il est très difficile au régime de détruire des gens qui
s'opposent à eux pacifiquement. C'est mon cas.» Pendant qu'il parle,
le volet qui fait office de porte bat brusquement. Une silhouette
s'enfuit dans la ruelle.
En traversant la place de la Révolution, Mariela ricane: «Quel est le
pays le plus proche de l'enfer?» Depuis ses 14 ans, Mariela est une «scorie»
de l'impérialisme. Elle et sa mère ont reçu des tomates, des œufs,
des insultes quand son père est parti pour Miami, après avoir occupé
l'ambassade du Pérou, en 1980, avec des milliers d'autres Cubains. «J'étais
première au collège, on m'a reléguée en queue de classement. Je n'ai
jamais pu trouver un emploi.» Le rire de Mariela se fait grinçant: «Le
pays le plus proche de l'enfer, c'est Haïti, évidemment.»
Mariages mixtes
Mais c'est au nord qu'ils regardent, assis au bord du Malecon, vers
Miami. La source miraculeuse du dollar est là, à 150 kilomètres. Les
amoureux s'embrassent en écoutant Radio-Marti, la radio del enemigo.
Hier soir, pour la San Cristobal, fête de la ville, Lorenzo est allé
comme des centaines de Havanais faire trois fois le tour de la ceiba
- l'arbre (un fromager) qui porte bonheur - et il a formé un vœu:
partir pour les Etats-Unis. Les jineteras, elles, rêvent de se
faire épouser, et y parviennent: selon le bureau de l'AFP, le nombre de
demandes de mariages mixtes a doublé en deux ans pour la France et
l'Italie. Il est passé de 76 en 1991 à 1 190 en 1996 à l'ambassade
d'Espagne. Yaité, elle, répugne à partir. Elle arrêtera de se vendre
quand sa mère aura fini de réparer sa maison: «D'ici à six mois,
j'espère.»
Les Havanais débutent en délinquance comme en capitalisme. Mais ils
apprennent vite, au grand dam des fidèles du régime, qui, atterrés
par le tourisme sexuel, voient les démons de la décadence s'infiltrer
partout. «Le dollar, ce n'est qu'une étape, veulent-ils croire, nous
allons revenir à nos principes.» Ils sont les seuls à miser sur le
futur. Carlos Lage, le financier du régime, a su consolider le cours du
peso - de 140 pour un dollar en 1993 à 22 en 1997 - et flirter avec l'économie
de marché en lui prenant le maximum tout en lui offrant le minimum.
Pour combien de temps? Les autres ne croient qu'à la démocratie - un vœu
pieux. Reynaldo Gonzales, écrivain longtemps ostracisé pour son
homosexualité - «Je pense avoir mérité un diplôme de silence» -
devenu patron de la Cinémathèque et de l'actuel festival de cinéma:
«Ils m'ont fermé mon paladar. Je suis étranglé financièrement,
assisté comme un enfant, à 57 ans, par ma famille, exilée à Chicago.»
Il sourit, songeur: «Mais nous n'avons pas perdu l'essentiel: l'ironie
et la joie de vivre.» Dehors, dans sa cage, un perroquet se réveille
en sursaut et réclame «Pan por la cotorrita!» Du pain pour
les volatiles.
(1) Cette loi menace de représailles les investisseurs étrangers usant
de biens confisqués en 1959.
Article paru dans l'Express du 18/12/1997
|