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L'échec de la démocratie

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Revolucion
Du printemps de Fidel à l'automne du patriarche
par Alexandre Adler

Batista parti, Cuba aurait pu hériter d'une démocratie. Les folies de Castro et du Che en ont décidé autrement.

Dans une rue du centre de La Havane. Comme presque partout dans la capitale, on slalome entre gravats et nids de poule.

© J.-P. Guilloteau

L'histoire des Antilles soviétiques a commencé dans la liesse. Et sans le communisme. Dans les années 40 et 50, la grogne indépendantiste s'adosse au fantôme de José Marti - abattu en 1895. C'est une mouvance jacobine et populiste, lyrique et égalitaire, franc-maçonne et parfaitement démocratique. Ajoutez-y deux doigts de poésie tropicale et une réelle lassitude envers le Yankee. Et voilà le tableau. Porteur de cette vague: le Parti orthodoxe de Chibas, dont Fidel Castro dirigera, à l'université, le Mouvement de jeunesse.

Pauvre Chibas, dont le désespoir et le suicide, en 1952, ouvrent la voie à Castro. Peut-être aurait-il créé, s'il avait vécu, un régime intermédiaire entre ceux du PRI, au Mexique, et de Getulio Vargas, au Brésil; un régime biodégradable qui aurait, peu à peu, laissé place à une démocratie véritable. Fidel choisira une autre voie: radicale, dictatoriale, tournée vers l'Europe.

Fils d'un colon galicien venu sur le tard avec l'armée de l'Espagne royale, élève des jésuites de Belen confits dans leur dévotion pour la croisade de Franco, Castro appartient tout entier à l'Ancien Monde de la Caraïbe; son ralliement au Parti orthodoxe et à la «cubanité» libérale et panaméricaine ne pouvait être que de surface. Avant d'être communiste, il a voulu, selon le mot de Brecht, «dissoudre le peuple». Forcer les Cubains à devenir autre chose qu'eux-mêmes. A se transcender dans une nouvelle humanité révolutionnaire. Avec des réminiscences mussoliniennes: l'assèchement longtemps envisagé des immenses marais Zapata, longs de 200 kilomètres, fleure bon ses marais Pontins, et ses prêches intégristes, l'attente de l'homme nouveau chère à ses maîtres jésuites.

La fête verbeuse et faussement allègre préparait le pire. Car il n'y a nul complot soviétique dans le basculement communiste de la révolution cubaine, mais la volonté ardente de deux hommes, Fidel Castro et Ernesto «Che» Guevara. L'Amérique eisenhowérienne n'a guère d'intentions hostiles à l'égard du nouveau régime. Le FBI est enchanté de voir disparaître, avec Fulgencio Batista, un protectorat officieux du syndicat du crime. Nelson Rockefeller, qui inspire alors la politique latino-américaine des républicains, s'attend à une répétition des nationalisations mexicaines opérées par Lazaro Cardenas en 1938, et se montre prêt à discuter des indemnisations des sociétés américaines lésées. L'idée dominante, c'était de laisser la révolution cubaine rentrer dans son lit et de coopter habilement ses élites bourgeoises, afin d'atteindre assez vite un profil d'équilibre de type mexicain: verbalisme progressiste à l'exportation, alliance américaine solide en profondeur, remise en ordre à l'intérieur. Les Etats-Unis ne trouveront pas les interlocuteurs qu'ils recherchaient, ou plutôt en récupéreront une pléthore, mais à Miami, où Castro les envoie se perdre délibérément dans les traces du président de la République, Manuel Urrutia, représentant traditionnel de l'orthodoxie libérale, bientôt contraint à l'exil politique. Castro a déjà choisi. Il veut précipiter l'irréversible. Imposer un choix socialiste original. Provoquer l'affrontement avec les Etats-Unis. Eliminer ses contradicteurs.

Sans doute s'imagine-t-il que l'étincelle cubaine sera bientôt relayée par une série de révolutions latino-américaines. Sans doute se figure-t-il qu'en se jetant à la tête des dirigeants soviétiques il forcera ces derniers à le prendre en charge. Lorsque Anastas Mikoïan, alors l'âme damnée de Khrouchtchev, arrive en 1960 à La Havane, il est à cent lieues d'imaginer qu'il va être l'objet d'une véritable demande en mariage.

Certes, les Soviétiques ne sont pas des enfants. Ils ont nommé comme ambassadeur un vétéran du KGB, Serge Koudriavtsev: cet artiste a démarré sa carrière, dès les années 30, avec Kim Philby pendant la guerre d'Espagne. Ils disposent, via les marxistes du Parti socialiste populaire (PSP), de relais importants: Osvaldo Sanchez, qui réorganise la police; Annibal Escalante, le chef de l'appareil spécial, formé directement, à Moscou, par le KGB; et surtout un bon intellectuel aristocratique, Carlo Rafael Rodriguez, qui n'a jamais cessé d'être l'officier traitant de «M. Frère», Raul Castro. Ancien des Jeunesses communistes, réintégré clandestinement au Parti en 1957, Raul est une «tête faible» qui porte son fanatisme soviétophile en bandoulière. Les Soviétiques compléteront le dispositif en mettant à disposition de Raul - devenu très vite ministre de la Défense - une pléiade de techniciens compétents et de gloires militaires authentiques, comme le général tatar Pliyev, qui contrôlera les fusées et les troupes soviétiques installées en 1962.

Reste que c'est Guevara, et personne d'autre, qui officialise le délire. En s'adressant aux commandants, tel Huber Matos, qui récusent le nouveau modèle collectiviste-autoritaire en rupture avec la filiation libérale de la révolution, le Che leur lance au visage: «Le salut du monde passe par ce que vous appelez le Rideau de fer!» C'est l'alliance entre Guevara, Raul Castro et le PSP qui marginalise à toute vitesse les courants démocratiques qui dominent dans les élites du Mouvement du 26-Juillet - référence à l'attaque de la caserne Moncada, en 1953 - et du Directoire révolutionnaire issus du Parti orthodoxe. Pour une fois, la révolution est confisquée non par des modérés, comme au Mexique, mais par des jacobins caraïbes radicaux qui éliminent brutalement la «Gironde» et, l'ayant expulsée à Miami, font rentrer par la grande porte une Union soviétique qui n'en demandait pas tant. Le décor est ainsi planté. La tragédie va suivre.

Eisenhower et Allen Dulles, patron de la CIA, suivaient avec une inquiétude croissante le processus de radicalisation cubain. Mais le vieux chef des armées américaines qu'était «Ike» était réticent à toute intervention. Il laissera ce dossier brûlant, en janvier 1961, à son successeur: John Fitz- gerald Kennedy. Ce jeune homme s'est imprudemment engagé à combattre - partout - le communisme. Par ailleurs, il bénéficie d'un large soutien des mafieux de Chicago et de New York - des amis de son père - sérieusement lésés par les spoliations castristes.

La CIA pense donc pouvoir lui forcer la main en déclenchant à toute allure un débarquement de supplétifs, inspiré de l'expédition victorieuse organisée, en 1952, contre le régime un peu semblable du colonel Arbenz, au Guatemala. Allen Dulles donne le feu vert à ses hommes de Miami. Parmi eux, dit-on, figurait George Bush: les deux bateaux principaux de l'expédition portent les noms de Barbara, comme sa femme, et de Zapata, comme la société dont il est PDG. Tout ce beau monde se doutait bien que le débarquement de la baie des Cochons (playa Giron), en avril 1961, ne pouvait à lui seul renverser un régime encore très populaire, mais ils espéraient créer un abcès qui aurait, dans les heures suivantes, déclenché une intervention militaire des Etats-Unis. C'est ce que Kennedy, à leur grande surprise, va leur refuser avec rage. Entraînant une épuration sans précédent de la CIA.

Pourtant, une guerre est bien déclarée entre Cuba et les Etats-Unis, et la crise cubaine se mondialise. Jusqu'à présent, Castro avait tout fait pour attirer les Soviétiques. A présent, la courroie de transmission s'inverse: dans les codes du KGB, Cuba est rebaptisé Avanpost, l'avant-poste du socialisme. Désormais, les questions cubaines montent directement au Bureau politique, où Khrouchtchev, Mikoïan et le président du KGB, Alexandre Chelepine, prennent seuls ce qu'il est convenu d'appeler les «décisions fondamentales».

«Anadyr», le coup de poker
La décision fondamentale qui taraude Khrouchtchev est mirobolante. L'opération «Anadyr» porte le nom de la péninsule la plus extrême de la Sibérie... non loin de l'Alaska. Donc, du territoire américain. Elle est le coup de poker le plus délirant de toute l'histoire soviétique, celui qui rapprochera le monde d'une guerre nucléaire comme jamais. D'ailleurs, Khrouchtchev paiera au prix fort son délire stratégique: tout juste deux ans plus tard, en 1964, les néostaliniens seront de retour et lui-même relégué à vie dans une datcha isolée, entouré de jardiniers velus et hostiles.

Mais rendons justice à Castro: s'il est seul responsable de la présence soviétique à Cuba, il n'a jamais demandé qu'on lui installe clandestinement des missiles nucléaires à moyenne portée SS 4 et SS 5. Cela, c'est Khrouchtchev, et à la fureur du maréchal Malinovski, le ministre de la Défense, qui sent bien le danger imminent. Pourquoi une telle folie? La réponse tient en trois mots: Turquie, maréchaux, Chine.

Les Américains ont en effet déployé des missiles à moyenne portée en Turquie, à quelques encablures du territoire soviétique, et les dirigeants soviétiques ne supportent guère un tel manque de politesse.

Les maréchaux, eux, sont très mécontents des réductions d'effectifs opérées par Khrouchtchev dès 1957, lesquelles menacent de se poursuivre. Le Premier secrétaire n'a-t-il pas déclaré urbi et orbi qu'un missile à tête nucléaire valait bien une division blindée? Il veut maintenant faire la preuve expérimentale de son théorème.
La Chine, enfin: nous sommes en 1962, au moment crucial où la polémique avec Mao devient ouverte et explicite. N'est-il pas temps pour Moscou de marquer son territoire et de montrer que, à Cuba, l'Union soviétique est susceptible de défier les Américains comme les staliniens chinois, si prompts à la critiquer, en sont bien incapables? La démonstration est d'autant mieux venue que Che Guevara, à la tête de l'économie, est en grande sympathie avec la Chine.

Dans ce contexte, à Cuba, nos Pieds nickelés apparaissent dans un nouveau rôle: agents passifs d'une crise qui les dépasse très largement, Castro, Guevara et Cie vont néanmoins largement la compliquer par un mélange très franquiste de bêtise, d'arrogance et d'irresponsabilité. Fidel va s'opposer aux inspections des sites de missiles dans l'île, que les Soviétiques veulent accepter pour sortir de l'impasse. Après avoir vu Castro, hystériquement hostile à toute présence d'observateurs yankees chez lui, Mikoïan parlera dans son rapport d'une «émotivité incontrôlable». Il est vrai que Khrouchtchev a déjà dans les mains la lettre écrite par Castro dans le propre bureau du nouvel ambassadeur, le général du KGB Alexeïev. Y figure la phrase suivante: «Si les Américains vont jusqu'à mettre en œuvre l'acte brutal d'envahir Cuba, ce sera le moment opportun pour éliminer un tel danger pour toujours à travers un acte de légitime défense, si dure et terrible que puisse sembler une telle solution.» Alexeïev n'en croit pas ses yeux: Castro propose à Khrouchtchev de faire usage de l'arme nucléaire. Rien que ça.

Après la crise, toute l'équipe militaire soviétique se retrouvera au ministère cubain de la Défense, où l'on fête la promesse que les Américains n'attaqueront pas. Ambiance tendue. Pas un Russe ne porte un toast à Fidel. Un Cubain ivre, le colonel Rodriguez, vieil agent du KGB puis du GRU, voudra lever son verre en l'honneur «de Fidel et de Staline». En apprenant ça, à Moscou, Khrouchtchev n'aura qu'une envie: étrangler ce Rodriguez.

La crise de Cuba fait deux vainqueurs: Kennedy, qui a su montrer sa fermeté et obtenir le départ des missiles; Castro, qui a sauvé sa tête, son régime, son île. Mais elle laisse une victime sur le carreau: Nikita Khrouchtchev, et avec lui sa théorie du tout- nucléaire. Désormais, Castro s'émancipe de la tutelle soviétique et tente de jouer sa propre partition dans les affaires communistes mondiales. Guevara atteint alors sa brève apogée politique.

L'archange de la révolution, le Saint-Just de la Caraïbe mérite un autre regard que le dolorisme extatique qui accompagne aujourd'hui toutes les références à sa carrière. Argentin, porteño - ayant vécu toute sa jeunesse à Buenos Aires, bien qu'étant né à Rosario - Guevara a reçu son bagage marxiste de l'avocat trotskiste Silvio Frondizi, frère du président radical Arturo Frondizi, ami du futur président chilien Allende. Fruste et ardent, il fera de la Révolution permanente, de Trotski, un projet de révolution continentale latino-américaine à la Garibaldi. Et de Cuba, si proche encore des Etats-Unis et de l'Espagne, le Piémont de cette nouvelle construction géopolitique. Il apporte sans nul doute un vent d'Histoire et d'ampleur métaphysique au provincialisme sportif des Cubains. Mais il introduit d'emblée un sectarisme terrible au sein d'une révolution plutôt bon enfant et libérale. Nommé ministre de l'Industrie, il applique sans fléchir ses idées très particulières en matière économique, mélange d'analphabétisme patagonien, de vagues remémorations des prêches de Silvio Frondizi et des sagaces conseils rousseauistes de ses associés trotskistes, notamment le Belge Ernest Mandel. Après avoir détruit les embryons prometteurs d'industrie cubaine qui demeuraient, le Che n'a plus qu'à s'en prendre au principe de la circulation monétaire elle-même. A l'aide généreuse de l'Union soviétique et du Comecon. Aux experts étrangers, comme le Tchèque Frantisek Kriegel ou le Français Charles Bettelheim, qu'il fait expulser. A ses critiques communistes orthodoxes, enfin, dont il obtient la mise au pas, avec l'interdiction de leur revue, Cuba socialista, qui défendait encore quelques positions de bon sens dans cet océan de borborygmes verbeux.

Rien n'entame l'utopie cubaine
Grandeur de Guevara: alors que Castro intensifie le tournant gauchiste du régime avec la Tricontinentale, qui se veut une nouvelle Internationale communiste du Sud - sans Pékin ni Moscou - l'éphémère dictateur de l'économie tombe dans la prostration. Il oublie de se réjouir de la répression qui s'abat sur ses anciens amis prosoviétiques arrêtés - et torturés sans interruption de 1964 à 1968. Il rêve d'aller voir ailleurs. Il mourra comme il a vécu, stupide, brutal et résolu, entraînant dans sa faillite une génération brûlée jusqu'à l'os d'intellectuels et de militants latino-américains qui lui étaient, sur tous les plans, très supérieurs.

Après l'échec de la baie des Cochons, la CIA élabore - et Kennedy est au parfum - des plans d'assassinat de Castro et d'autres dirigeants. Des attaques continuelles sont menées en mer; des simulations de guerre bactériologique lancées à partir de l'enclave de Guantanamo. Parfois, on atteint au grotesque de Hellzapoppin: la CIA envisage, en cas de mort de l'astronaute John Glenn, en 1962, dans sa capsule Mercury, de faire porter aux Cubains la responsabilité d'un hypothétique sabotage. Mais ni la bêtise guévariste ni la cruauté imbécile des as de Langley ne viennent à bout de l'utopie cubaine. Les années 70 verront en effet s'esquisser une sorte d'apaisement réciproque. L'Amérique a perdu son innocence meurtrière au Vietnam. Bientôt, elle fera le procès de sa chère CIA: le sénateur Church, au lendemain du Watergate, brandira l'arbalète à flèches empoisonnées «qui devaient tuer Castro». La révolution, elle, a perdu de son dynamisme aveugle après l'échec de la «Grande Zafra»: tout pour le sucre! Avec un naufrage économique total à la clef. Fidel Castro se rappelle alors, en catimini, au bon souvenir de ses protecteurs soviétiques, qui, malgré leur irritation envers les barbudos, n'ont jamais été bien loin. Comme le dit si justement Hegel, la vérité est à la fin: cette révolution cubaine qui avait tant de mal à se conjoindre à une Union soviétique hésitante mais antistalinienne, celle de Khrouchtchev, va trouver son moment d'harmonie avec la contre-révolution brejnévienne, qui la subventionne à fonds perdus.

Un Empire soviétique de plus en plus crispé dans sa posture militariste fait de Castro un paladin pittoresque et chamarré du régime, une sorte de maréchal tropicalisé, de Toussaint Louverture enfin compris des Bonaparte vieillissants du Kremlin. Les Antilles soviétiques prennent de l'ampleur à mesure que des générations de jeunes cadres sont formés à Moscou, à Prague ou à Berlin-Est, que le parti maritime et colonial de l'amiral Gorchkov invente le tirailleur cubain, increvable et rustique, pour quadriller l'Afrique, de Luanda à Asmara. De nouvelles perles éphémères s'ajoutent même peu à peu à la couronne, avec le Nicaragua, la Grenade, Suriname. Mais, surtout, la normalisation culturelle s'impose: enseignement du russe, uniformes soviétiques et pas de l'oie de Souvorov - Fidel adoptant la tenue de maréchal qui lui sied si bien - sport de masse qui triomphe aux Jeux olympiques, pionniers en foulard. Et la lointaine Caraïbe devient une terre de tourisme paradisiaque pour officiers du KGB. Pourtant, à cette apogée illusoire devait succéder le moment de la négation de la négation: Gorbatchev - en réalité, déjà Andropov avant lui - sonne la fin de la récréation. De nouveau, Castro doit se plaindre de Moscou. Mais, cette fois-ci, il a créé un embryon de société soviétique qui, lui aussi, aspire à la perestroïka sans trop oser le dire. Ou parfois en le disant trop clairement, notamment au ministère très «andropovien» de l'Intérieur et à la tête de l'armée d'Angola, où se distinguera le populaire général Ochoa. A cela Fidel nous donnera, au sommet de la quête de la liberté au XXe siècle, en l'an de grâce 1989, sa propre réponse, cohérente avec toute sa sinistre carrière: un procès à la Toukhatchevski - maréchal de l'Armée rouge «jugé» en 37 et exécuté par Staline - jeté à la face ébahie d'un camp socialiste qui n'est plus. La tête d'Ochoa tombe aux pieds de Gorbatchev.

Aujourd'hui, le patriarche a ses compensations: une Europe frivole l'adule à nouveau. Fraga Iribarne, l'exécuteur testamentaire de son cousin Franco, lui a réservé une maison en Galice; Gorbatchev est anéanti; et Mas Canosa, son rival de Miami qui finançait Eltsine depuis 1988 aux fins de débrancher Cuba de la Russie, vient de mourir sans avoir revu sa terre natale. Garcia Marquez continue de le louanger, et le souvenir des si nombreux suicides autour de lui - le président Oswald Dorticos, en 1976, la pasionaria de la révolution Haydée Santa Maria, entre autres - n'empêche nullement son excellente digestion.

L'Amérique latine est depuis deux siècles pleine de mouvements disparates d'un passé révolu de l'Europe, qui se survit, mangé par l'exubérance de la forêt environnante: officiers brésiliens disciples d'Auguste Comte qui croient en la divinité de Clotilde de Vaux, lacaniens argentins, althussériens péruviens ou mexicains qui portent cagoule en plein été. Fidel Castro a cru, comme son père, à l'Espagne, à l'Europe, au catholicisme de la Contre-Réforme, à Brejnev, à Franco, à la dictature. Peut-être était-ce la ruse de la raison qui, une fois de plus, s'emparait de l'Histoire pour convertir par écœurement à la démocratie nord-américaine toute la Caraïbe, le Mexique et les pays bolivariens. Qui seront submergés quand le verrou cubain, épuisé et limé par les passions tristes de son éternel tyran, aura cédé sous le poids de la mer et des ans.

Article paru dans l'Express du 18/12/1997