De
Colomb à Batista, cinq siècles de romance fiévreuse
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par Yves Stavridès
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Conquistadors, pirates, négriers, yankees, dictateurs,
gangsters... Il s'en est passé de belles dans la «Chine» du Génois
Cette
partie du Malecon, à La Havane, entre l'hôtel Deauville et le fort,
est la plus cohérente (bien que délabrée) architecturalement
© J.-P. Guilloteau
Dans les registres du tourisme cubain, le premier cas recensé
d'insolation remonte au 28 octobre 1492, et c'est un client de qualité:
Christophe Colomb, dit l' «Amiral des moustiques». Ce jour-là, le Génois
et ses trois caravelles frôlent les côtes de l'Oriente et jettent
l'ancre - va savoir où - dans les eaux de Bahia Bariay. Sur l'horizon,
il note «une montagne carrée qui ressemble à une île». La Silla de
Gibara, disent aujourd'hui les habitants de Gibara. L'El Yunque de
Baracoa, répliquent les habitants de Baracoa, dont l'église recèle un
morceau présumé de la croix de Parra - importée d'Europe par le
Navigateur. A l'origine, ladite croix faisait 2 bons mètres; au fil des
siècles, des pêcheurs l'auraient raccourcie à coups de canif, les
copeaux leur servant de reliques. A Gibara, cette Cruz de la Parra fait
beaucoup rire: «La croix? Quelle croix? C'est un cure-dents du XIXe siècle.»
Le Grand Agité des mers océanes a-t-il débarqué à Baracoa ou à
Gibara? Sur la réponse, des historiens s'étripent avec gravité, et
pour pas grand-chose. Ce 28 octobre, en écrasant un genou dans les
sables - une gymnastique très en vogue chez les découvreurs -
Christophe Colomb se félicite. Il vient d'accoster, enfin, au royaume
de Mangi. A savoir la Chine du Sud.
C'est qu'il a lu Ptolémée et Pline l'Ancien, le Livre des merveilles
du monde de Marco Polo et le Livre des étoiles et des mouvements célestes
d'al-Farghâni, mémorisé l'Atlas catalan (1375) et la Lettre (1474) du
savant florentin Toscanelli. Notre homme est sûr de lui. La voilà, la
«terre ferme du commencement de la route des Indes». A l'ouest, à
l'est, au sud, il devine, dans l'ordre: la Chersonèse d'or - le détroit
de Malacca - la province de Cipangu - le Japon - et le Paradis
terrestre. Rien que ça. A quoi bon le contrarier. A partir de cet
instant, qu'elles soient ahurissantes ou objectives, les plus belles
mythologies vont défiler, en rangs serrés, sur Cinq siècles de délire.
Le paysage et les populations en ont gardé les stigmates.
Donc, la Chine. Avec Colomb, une simple racine est de la «rhubarbe de
Chine»; le moindre arbuste, un «cannelier de Chine». On interroge des
Indiens qui passaient par là: y a-t-il de l'or? Oui. A Cubanacan - au
centre de Cuba, en dialecte indigène. L'Amiral des moustiques entend El
Gran Can, le grand khan. Aussi sec, il envoie une ambassade - un
arabophone et un marin familier des roitelets de Guinée - vers
Cambaluc, la capitale mongole. A l'arrivée, ils tombent sur une
cinquantaine de huttes, une population qui leur baise les guêtres et
les accueille comme des dieux tombés des nuages. Ils croiseront des
Tainos, «un brandon à la main, et des herbes pour en boire la fumée».
Premier contact avec le cigare, assimilé à un objet de prière: un
vice païen, ça. Cela dit, zéro Chinois. Pas l'ombre d'un. Ce sera
pour la prochaine fois. De retour vers l'Espagne, Colomb récapitule les
promesses qu'il va chanter à Leurs Altesses de Castille. Promesses d'épices,
d'or, d'évangélisation. Les épices: il n'y en a pas. L'or: très peu.
Les Indiens: disons 100 000 âmes. C'est le Génois qui cause: «Quoi
que ce soit qu'ils possèdent, jamais ils ne disent non et vous invitent
à le partager avec eux, montrant autant d'affection que s'ils offraient
leur cœur.» Et encore: «Quoi qu'on leur donne, toujours ils sont
contents.» On les liquidera en beauté. Tous. Un peu de patience.
1502. A la quatrième et dernière traversée, l'Amiral insiste: c'est
bel et bien la Chine. Mais deux types de cartes circulent déjà en
Europe: l'une conforme au Mangi de Marco Polo; l'autre avec un Cuba
insulaire. Une île? Et d'où sort-elle, cette île? En 1493, Juan de la
Cosa - maître d'équipage à bord de la Santa Maria - participe au
deuxième voyage. A 50 milles près, l'insularité éclatait. Mais les
caravelles font eau; les gréements sont en miettes; les hommes, à deux
doigts de la mutinerie. Colomb accepte de rentrer à condition qu'ils
signent le célèbre Serment de Cuba: une supercherie grandiose. L'équipage
doit s'engager à cautionner ses conceptions géographiques et
sinisantes. Personne n'est très chaud. Il les menace alors d'une
circumnavigation complète du globe. Tout le monde signe. Un texte
clair: les parjures auront la langue tranchée, 100 coups de garcette et
10 000 maravédis d'amende. Juan de la Cosa attend le discrédit de
Colomb à Séville et, en 1500, il établit son merveilleux Planisphère
nautique avec un Cuba insulaire. Sur quelle preuve? Aucune. En 1509,
d'est en ouest, Sebastian de Ocampo fait le tour de l'île. Et confirme
à quel point le Génois était envoûté. Le festival peut commencer.
D'abord, la conquête. En 1511, Diego Colomb, fils de l'envoûté et
gouverneur des «Indes», envoie quatre navires et 300 hommes à Cuba. A
leur tête, un vétéran des Antilles: don Diego Velazquez de Cuellar.
Massacreur d'Indiens expérimenté, ce Castillan blond et obèse répète
le scénario d'Hispaniola (Saint-Domingue). On charge les indigènes à
cheval; on tranche des gorges; on leur montre qui sont les patrons. «Le
Diable s'est emparé des Espagnols.» Aventurier au départ, prêtre sur
le sol cubain, Bartolomé de Las Casas témoigne des opérations. «Les
Indiens venaient à nous avec victuailles et sourires. Hommes, femmes,
enfants: 3 000 êtres passés au fil de l'épée, en ma présence, sans
raison aucune...» La routine.
Brûlé vif
On vide les villages et on déporte à tout va vers les placers aurifères:
les «laveries d'or» en aval des rivières. En 1512, les lois de Burgos
réaffirment la liberté des Indiens et le principe du repartimiento: le
roi d'Espagne les protège et les évangélise moyennant quelques
services personnels. En clair: travaux forcés. L'excellent Velazquez
procède alors à des dotations d'Indiens. Mais ces indigènes ont de
sales habitudes: ils meurent trop vite. Certains, d'ailleurs, ont le
culot de se révolter. C'est le cas de Hatuey. Brûlé vif, il laissera
son nom à une marque de bière et à un idéal de rébellion cubaine.
Aujourd'hui, face à l'église de Baracoa, le buste de Hatuey nargue la
croix de Parra. La victime, via le métissage, a eu le dernier mot. Les
Espagnols s'indianiseront à leur insu.
La colonisation démarre par un lâcher de porcs dans l'île. Ils se
reproduisent et saccagent les cultures vivrières des Tainos: maïs,
cassave, patate douce. Premières villes? Des porcheries: Baracoa en
1511; puis Bayamo, Sancti Spiritus, Trinidad et, en 1514, Santiago de
Cuba, où se pose Diego Velazquez. Cette année-là, don Diego
comptabilise les porcs: 30 000. Ajoutez les crabes qui grouillent et les
carcasses de tortue qui puent. La plupart des hidalgos vivent dans des
cabanons. Don Diego et son triple ventre occupent, eux, une casa
somptueuse qui - par quel miracle? - a résisté au temps et trône
toujours à Santiago. De là, il dirige la manœuvre. Envoie Panfilo de
Narvaez fonder La Havane, un 25 juillet 1515, sur la côte sud de Cuba.
Le fidèle Panfilo et ses hommes s'accrochent, mais des insectes voraces
auront le dessus. Ils déménagent leur ville au nord, à l'embouchure
de la rivière Chorrera. Nouveau désastre. Nos braves lèvent le camp.
Le 25 novembre 1519, c'est le terminus: ils installent La Havane là où
elle se trouve encore.
Mais ce n'est pas gagné. L'or s'épuise, l'Indien crève et l'Espagnol
s'ennuie. Comme l'écrira Alejo Carpentier: «Les grands ambitieux ne
considéraient leur séjour à Cuba que comme une période d'attente.»
Au-delà des serpents, des crocodiles, des larves qui s'incrustent sous
la peau, le quotidien n'est que corruption et haine entre Castillans et
Basques. Ce qui donne envie d'aller voir ailleurs. Descendre au sud.
Investir la Terre ferme. Le 10 février 1519, 11 navires ont quitté la
rade de Santiago. Aux commandes de l'expédition, le secrétaire de
Velazquez: Hernan Cortes. Drôle, subtil, flambeur, ce juriste n'a peur
de rien, ni des cannibales ni d'un gouverneur obèse. Ce dernier, à
l'ultime moment, lui interdit de prendre la mer. Il part de plus belle.
On lui envoie une armée pour l'arrêter. Il la retourne. Avec des durs
parmi les durs, il met au pas le Mexique. D'autres le suivront, à
traquer ces mythes éthyliques de l'Amérique: l'Eldorado, le trésor
des Incas, la source de l'éternelle jouvence. Après Cortes et sa
geste, Francisco Pizarro allume le Pérou. Cuba devient la base de départ
des conquistadors.
A l'appel de l'or, l'île se vide. Les restants tentent alors de se
reconvertir dans l'agriculture. Ils ont besoin de bras, la variole ayant
donné le coup de grâce aux Indiens. Des cargos en provenance d'Afrique
vont régler ce problème. A Cuba, les premiers Noirs sont arrivés vers
1513: Cortes en a même emmené une poignée au Mexique. En 1534, déjà,
on en compte un bon millier. En vrac: des Congos, des Loucoumis, des
Gangas, des Mandingues, des Carabalis. Le business est contrôlé par
les Portugais. Petit rappel: avec les traités d'Alcaçovas (1479) et de
Tortesillas (1494), la Castille et le Portugal se sont partagé le
monde. L'Afrique appartient aux Lusitaniens, et le monopole négrier
prospère sur l'île de São Tomé. La marchandise n'est pas donnée, et
tout contrat exige un accord royal de Séville. Mais Cuba veut ses nègres.
Elle en veut, elle en veut et elle en veut. La demande culminera au XIXe
siècle. Pourquoi? Parce qu'un beau matin les Grandes Antilles se sont réveillées
sucrières.
Le fameux sucre cubain et le rhum qui va avec ne sont pas tombés du
ciel. A la fin du XIIIe siècle, les croisés ont rapporté de Palestine
quelques plants de canne à sucre. Depuis, elle a poussé à Chypre, en
Sicile, à Madère, aux Canaries, à São Tomé. Pourquoi pas à Cuba?
La première sucrerie - la Prensa - est fondée à El Cerro, en 1576. A
l'origine - bien avant Trinidad et sa vallée de San Luis (voir page
110) - plantations et moulins à sucre vont proliférer à Santiago. Et
autour de La Havane: depuis 1553, la villa accueille la résidence du
gouverneur. Avec son port, son carénage et ses 200 Espagnols, elle est
devenue la «clef du Nouveau Monde».
Dans sa rade, de mars à août, les galions des conquistadors se
rassemblent en convois. Les merveilles pillées plombent les cales.
Trois chiffres: des Indes occidentales vers Cadix, la flotte transporte
un butin évalué à 8 000 ducats en 1503; à 90 000 ducats en 1512; à
1,5 million de ducats en 1551. Un chroniqueur écrit: «Avec ce que nous
envoie le Nouveau Monde, on peut paver d'or et d'argent les rues de Séville.»
Dans le ventre des galions, il y a aussi des émeraudes, de l'indigo, de
la cochenille, des oiseaux bariolés, de la noix de coco. A partir de
1565 arrivent en sus du Pacifique - via Veracruz - la soie, les perles
et les parfums. Les colons cubains y ajoutent le tabac, le cuir et les
bois précieux. En sens inverse mouillent à La Havane des navires chargés
de miroirs, de vins fins, de dentelles. Et d'esclaves. Ce carrefour
cubain va engendrer une filmographie hollywoodienne corsée (voir page
116), avec la plus excitante des mythologies: celle des Frères de la Côte.
Sortez les grappins.
Le partage de la planète entre Castillans et Portugais amuse beaucoup
François Ier: «Qu'on m'amène le testament d'Adam qui dit pareille
chose.» Coup de pied à suivre. A la cour de France, à celles
d'Angleterre et de Hollande, on délivrera des lettres de marque. A qui?
A de l'engeance: corsaires, flibustiers, boucaniers. Patentés ou pas,
ces pirates casseront de l'Espagnol, à terre et sur mer, pendant deux
siècles. En face de Cuba, au nord de Saint-Domingue, l'île de la
Tortue - comptoir d'une Compagnie des Indes fondée par Colbert - sert
de refuge et de base à toutes les attaques. C'est également dans les
eaux havanaises, au début du XVIIIe siècle, qu'apparaît pour la première
fois le Jolly Roger: le drapeau noir à tête de mort. Bref, ça cogne
bien. Et de partout. Sur le littoral cubain, une ligne de forteresses -
magnifiques - en témoignent encore aujourd'hui. Et l'île des Pins -
actuelle île de la Jeunesse - restera à jamais l' «île au trésor»
de Stevenson.
Honneur à nos couleurs: dès 1538, deux corsaires bien de chez nous
soulagent de 600 ducats les Havanais. Ulcéré, le gouverneur Hernando
de Soto rafle tous les esclaves des colons et érige le Castillo de la
Real Fuerza. Guère impressionné, le Français Jacques de Sores fait
griller la ville et son château en 1555; il y revient l'année
suivante, et d'autres après lui. Trop, c'est trop: le 21 juillet 1558,
le roi Philippe II d'Espagne ordonne la reconstruction du Castillo avec,
cette fois, des murailles imprenables. En attendant, c'est simple: dès
qu'un boucanier s'approche du port, on balance les ducats dans la rade.
Le Castillo de la Real Fuerza - tel qu'il est de nos jours - sera achevé
en 1582. Juste à temps. Le 29 mai 1586, Francis Drake envoie ses
boulets sur La Havane. Le 4 juin, il renonce à prendre la ville et file
passer ses nerfs, ailleurs, sur la côte sud.
Après la Real Fuerza, voici El Morro et la Punta. Ces fortins et leurs
bouches à feu - la batterie des Douze Apôtres - éloigneront la crème
des pirates: l'Olonnais et Henry Morgan au XVIIe siècle; John Rackam,
Ann Bonny et Mary Read au XVIIIe siècle. Ce joli monde se contente
d'attaquer les navires en mer et les petites villas cubaines. En 1662,
les flibustiers de la Jamaïque iront jusqu'à occuper le Castillo de
Santiago - le plus beau de tous - pendant sa construction! Mais tous évitent
La Havane. Qui oserait? Les frères Keppel. George, William et Augustus.
Le 4 janvier 1762, le roi George d'Angleterre a déclaré la guerre au
roi Carlos d'Espagne. Secondé par William, sir George Keppel commande
une troupe de 11 000 hommes, et Augustus sert de commodore à l'amiral
Pocock. Le 6 juin, les brothers sont en vue de La Havane et Augustus y
va d'un drôle de cri: «Courage, mes petits! Cet endroit est pavé
d'or! Nous serons aussi riches que des juifs!» 7 juin: le sport
commence. 13 août: c'est cuit pour les Espagnols. Les Anglais ont
dynamité El Morro, et son défenseur héroïque, Luis Vicente de
Velasco Isla, y a trouvé la mort. Depuis, l'Espagne n'a cessé
d'honorer sa mémoire, et aujourd'hui encore sa flotte compte un navire
baptisé Velasco.
Paradoxe de la défaite: l'île de Cuba va décoller. Par le traité de
Paris, elle retourne aux Espagnols en échange de la Jamaïque.
Entre-temps, le libéralisme anglais aura balayé les restrictions
commerciales. Les ports? Ouverts à qui veut. Les esclaves? On passe à
la vitesse supérieure. L'excellent sir Keppel donne le départ: sur
place, il revend les 1 200 Africains achetés pour son expédition
militaire. Acte symbolique. Il brise ainsi le monopole négrier des
autorités espagnoles. Anglais et Havanais prennent alors le négoce en
main. Ils y mettront du cœur.
Jusqu'à présent, Cuba avait le plus faible contingent d'esclaves des
colonies. En 1774, on en compte 40 000. En 1840, on est passé à 470
000 - la moitié de la population cubaine. Avec le boom sucrier,
plantations et raffineries exigent des serfs. Au sucre s'est ajouté le
café, implanté dans l'arrière-pays de Santiago. Par qui? Par ceux des
nôtres qui ont fui Saint-Domingue - avec bagages et esclaves - en 1791.
Au XIXe siècle, le marché du tabac réclame, à son tour, ses nègres
en masse (voir page 112). Décrétée en 1817, et en chœur, par la
Grande-Bretagne et l'Espagne, l'abolition de l'esclavage restera une
fumisterie sur l'île cubaine. Et même une farce historique. Sous l'œil
assoupi de l'Eglise, du douanier au gouverneur, chacun est acheté pour
baisser les paupières sur les livraisons de chair humaine. A la fin du
XIXe siècle, et pas avant, les négriers se calmeront. Parce qu'il y a
crise dans le sucre. Parce que c'est la révolution.
Exquises tortures
A Cuba, dit-on, l'esclave aurait été moins persécuté qu'ailleurs.
Amusant. Les murs des palais gardent encore des anneaux d'acier qui résument
la sinécure. Dès le XVIe siècle, on lâche les chiens au cul des
fugitifs, les cimarrons, et toute capture est synonyme d'exquises
tortures. Au XIXe, la traque est un métier confié à des meutes de
rancheadores. Au fil des temps, la panoplie des sévices reste diverse
et variée. On fouette au sol même les femmes enceintes - non sans
avoir creusé un trou pour épargner leur ventre: où va se loger
l'humanisme? L'esclave peut aussi jouer de la musique et danser (voir
page 118), s'il en a l'envie après vingt heures à suer dans les
plantations. Affaire de principe: certains se refusent à porter ne
serait-ce qu'une pincée de sucre - icône du malheur - jusqu'à leurs lèvres.
D'autres, en revanche, se suicideront en avalant de la terre. La plupart
se réfugient dans le spirituel: Chango, dieu du Tonnerre, les gris-gris
et le crucifix - obligatoire. Bref, tout un arsenal de croyances
afro-cubaines que le pape Jean-Paul II découvrira, le 21 janvier 1998,
en posant le pied à La Havane (voir page 106).
A chaque occasion, et avec un vrai courage, le Noir empoigne sa machette
pour la bonne cause. En 1812, José Antonio Aponte rêve de soulever les
esclaves. Nègre affranchi, charpentier, prêtre de la santeria, il est
surnommé le «Spartacus de Cuba». Comme tel, il finira à la fosse. Le
9 octobre 1841, des esclaves détachés à la construction du palais des
Aldama se révoltent. On envoie la troupe, et boum. En 1862, c'est une
grève d'esclaves dans un moulin à sucre de Miguel de Aldama. Qui prend
leur défense. Il financera, jusqu'à sa ruine, la lutte indépendantiste.
On y vient. En 1868, Carlos Manuel de Cespedes libère tous les esclaves
de sa plantation: la demajagua. Acte fondateur du père de la patrie,
c'est un coup d'envoi à la guerre de Dix Ans. Les zones d'insurrection?
Celles du sucre: les provinces de Las Villas et de Santiago. En 1878, la
paix de Zanjon ne règle rien. La révolution est en marche. Avec les
esclaves, les fils de famille: Emilio et Facundo Bacardi, les rois du
rhum, sont arrêtés. Don Emilio sera déporté en Afrique du Nord et
incarcéré dans un pénitencier espagnol. Il n'est pas le seul. En
1895, derrière les poèmes, les discours et les moustaches de José
Marti, les insurgés remettent ça.
Lancés à Baire, un 24 février, le fameux «cri de Baire» et ses «Viva
Cuba libre!» appellent au combat. Pour épaissir les rangs, le général
Maceo, alias «le Titan de bronze» - mulâtre et idole des Noirs - doit
préciser: «La guerre terminée, chaque soldat recevra 30 pesos.»
C'est déjà mieux. Le 19 mai, à Dos Rios, José Marti se prend une
balle de mauser. Fatale. Mais il laisse un credo qui resservira: «Pour
l'indépendance de Cuba, il est de mon devoir d'empêcher la mainmise
des Etats-Unis sur les Antilles et leur invasion... Je connais le
Monstre, car j'ai vécu dans son antre.»
Conduits par Antonio Maceo, Maximo Gomez et Quintin Banderas, les
rebelles attaquent à Mal Tiempo et laissent derrière eux un tapis de têtes
espagnoles. Les Loucoumis ont chargé à la machette et, comme chacun
sait, un Loucoumi ne recule jamais. Puis tout dégénère. La version
lyrique est une chose; la réalité, une autre: de la guérilla, on vire
au banditisme. Des chefs de bataillon agissent comme des pirates. Un par
un, ils se feront acheter par les Espagnols, qui, en passant, inaugurent
les camps de concentration. La lutte s'éteint à petit feu. C'est ce
que signifie, de La Havane, un télex de Frederic Remington,
illustrateur au New York Journal: «Tout est calme. Aucun trouble.
Souhaite rentrer.» Il reçoit en retour un câble: «Vous prie de
rester. Fournissez les illustrations. Je fournirai la guerre.» Signé:
Hearst. Du n'importe quoi en perspective.
D'un côté, donc, William Randolph Hearst et le Journal; de l'autre,
Joseph Pulitzer et le World. Pulitzer: patronyme emblématique de la déontologie.
De la quoi? Pendant deux ans, ces escrocs publieront des fausses
nouvelles carabinées. Assimileront les Espagnols à des «violeurs de
nonnes». Chaufferont à blanc la population des Etats-Unis. Au moins,
le premier partage la cause des rebelles. Mais la guerre, la vraie, est
celle des tirages. Cuba se vend, et bien. Cuba fait de Hearst un magnat
de la presse.
Le 15 février 1898, en rade de La Havane, le cuirassé américain Maine
explose: 260 morts chez les marines. Mine flottante? Court-circuit dans
le dépôt de munitions? Un siècle après, l'enquête n'est pas close.
Mais on devine que les Espagnols n'y sont pas pour rien. Depuis un an,
le spectre d'une intervention américaine les empêche de dormir, et les
hurlements du Journal et du World aggravent cette insomnie. Avec le
Maine, c'est l'hystérie. Un homme et un seul, aux Etats-Unis, refuse
d'agresser l'Espagne: le président McKinley. «Il a autant de courage
qu'un éclair au chocolat», dit Theodore Roosevelt, opportuniste
virtuose. Les élections approchent, et se déclarer contre l'invasion
passe pour un défaut de patriotisme. Voire pour de la traîtrise. C'est
donc l'assurance de ne pas être réélu au Congrès. A Madrid, la régente
promet l'autonomie aux Cubains. Dans l'île, le général Gomez, qui réclame
des armes à l'Amérique, refuse toute intervention. Le Congrès s'en
fout. Le 19 avril, ses membres votent la guerre.
D'abord, aux Philippines. Le commodore Dewey s'en va couler quelques
rafiots espagnols du côté de Manille et, l'air de rien, les Etats-Unis
s'installent en Asie. A Cuba, ça plaisante moins. Les deux camps se
sont surpassés: absence irréelle de préparation, nullité magnifique
du commandement, inconscience et bravade des soldats. Ces vertus
s'appliquent à Roosevelt, qui se proclame colonel. A la tête de ses
Rough Riders, avec un solide sens publicitaire, il prépare son futur à
la Maison-Blanche. Pour les Américains, cette guerre marque la réconciliation
nationale: on a confié des brigades à des officiers sudistes. En
sortant son sabre à Las Guanimas, le général Joe Wheeler gueule: «Sus
aux Yankees!» Et chacun de se pincer. Notons, enfin, qu'à l'image de
Hearst, chapeau de paille sur la tête et revolver à la hanche, Cuba
sera le premier conflit couvert par des centaines de reporters -
certains chargeant carrément avec la troupe. Et voilà. A part ça,
c'est une boucherie.
Le 3 juillet 1898, dans les eaux de Santiago, six navires rouillés -
l'escadre de l'amiral Cervera - sont alignés par les canonniers américains.
Le Cristobal Colon coule, et quatre siècles avec lui. Le 16, la ville
capitule. C'est plié. Le traité de Paris entérine le trépas de la
colonie espagnole. Et la main basse des Etats-Unis sur l'île.
Le «grand voisin» en rêvait depuis Mathusalem. Déjà, en 1848 et en
1856, il avait fait une offre financière à l'Espagne. Qui avait ricané,
la gourde. Alors rien de tel que cette guerre admirable. Suivie d'une
occupation militaire. De deux bases navales, à Bahia Honda et à
Guantanamo. De l'amendement Platt, qui autorise les Etats-Unis à
intervenir «chaque fois que la paix sociale et la sécurité de nos
citoyens y sont menacées». Et avec ceci? Des présidents cubains
soumis à cette comédie. Du temps des Espagnols, à New York et à
Miami, les rebelles en exil avaient fondé le Club des cacahouètes. Sa
raison d'être: collecte de fonds, envoi d'armes et propagande. Dans la
foulée, en file indienne, tout président à Cuba produira ses enragés
en Floride: les anti-Estrada Palma, les anti-Menocal, les anti-Machado,
les anti-Batista, et on en passe. En somme, à la Petite Havane de
Miami, les anti-Castro n'ont fait qu'honorer la tradition.
Mais la vraie mainmise sera économique. En 1958, à la veille de la
victoire des barbudos, les hommes de Wall Street contrôlent 90% des
mines, 90% des plantations, 80% des services publics, 50% des chemins de
fer. Quant au pétrole, les bénéfices de la Standard Oil à Cuba dépassent
le montant de l'aide des Etats-Unis à l'Amérique latine. Ce sera tout?
Que non. En dépit du lobby betteravier, les Américains achètent le
sucre insulaire à un tarif préférentiel. Par gros temps de crise
sucrière, c'est la façon de tenir l'île.
Comme prévu, les cocus du demi-siècle seront les paysans sans terre et
les Noirs, qui n'intéressent plus personne. A leur pauvreté s'oppose
l'île des villégiatures. Désormais, la star passe par Cuba. La star
est Cuba. Au début du siècle, Sarah Bernhardt et Caruso se produisent
au Teatro Terry, à Cienfuegos. En 1929, la famille Du Pont de Nemours
pend la crémaillère de son Xanadu, sur les hauteurs de Varadero. Ces
années-là, John Dos Passos et Ernest Hemingway amarrent leur barcasse
à La Havane (voir page 114) et Gershwin y trouve les notes d'une Cuban
Ouverture. Errol Flynn, lui, repère les bordels de qualité. Sur fond
de mambo, de cha-cha-cha, Cuba incarne le glamour, avec Gary Cooper, Ava
Gardner, Frank Sinatra. A ce jour, et c'est tant mieux, le flâneur ne
peut éviter ces fantômes: le parcours de leurs bitures est quasi fléché.
Tankers de whisky canadien
A ces images pieuses on ajoutera des feutres inclinés et des pompes
bicolores: la pègre. République «indépendante», Cuba a échappé à
la prohibition. Echappé? Façon de parler. L'île a commandé des
tankers de whisky canadien. Et «nos amis» ont fait nager l'alcool vers
la Floride à partir des criques chéries par la flibuste.
Mais l'année clef reste 1938. A La Havane, Fulgencio Batista, homme
fort du régime, reçoit Meyer Lansky, dit «le Président-Directeur général».
Membre fondateur de la «Crime Inc.» - avec Lucky Luciano, Frank
Costello et Bugsy Siegel - Lansky est chargé par Batista de relancer
des entreprises «sous contrôle militaire»: deux casinos - dont le
Nacional - et le champ de courses d'Oriental Park, qui battent de l'aile
depuis la Dépression. Lansky s'installe avec sa petite équipe et ses
grands principes: stopper l'arnaque au craps; arrêter de doper les
chevaux; luxe, fleurs, élégance. Pas franchement la tendance des allées
de tripots coupe-gorge, des milliers de bars à putes en exercice. Et
pourtant. Avec le style, le business rebondit. En expert, Batista apprécie:
de retour au pouvoir en 1952, il fera de Lansky son conseiller au
tourisme. Disons son ministre.
Lansky est chez lui à La Havane. Le FBI aussi. Noël 1946: Lucky
Luciano, expulsé des Etats-Unis vers l'Italie, a resurgi à Cuba. Le
gratin de New York et de Chicago le retrouve au Nacional. Frank Sinatra
chante. On papote héroïne. On vote l'exécution de ce bon vieux Bugsy,
qui, à Las Vegas, mange leurs économies. Des assises, quoi. Repéré
par le FBI, Luciano est mandé par l'Amérique, qui exige de la présidence
cubaine son départ, et vite. Sinon? C'est simple: l'aide médicale sera
suspendue. Lucky est jeté dans le premier bateau.
Derniers grands soirs. Tout va bien. Meyer Lansky contrôle les jeux au
Montmartre, au Nacional, au Monseigneur. Batista confie le monopole des
machines à sous à son beau-frère. Et le nettoyage des établissements
crapuleux à «Oncle Meyer». En décembre 1956, Batista et Lansky
posent la première pierre du Riviera, casino des casinos. A l'heure des
bulles et des discours, Fidel Castro et sa quinzaine de loqueteux
crapahutent dans la sierra Maestra. Le 26 juillet 1953, cet avocat
attaquait la caserne de la Moncada: échec, carnage, prison. Batista l'a
libéré, mais Castro en redemande. Le 2 décembre 1956, il débarque près
de Santiago.
La marche des barbudos sera aussi vive, aussi spectaculaire que le
chantier du Riviera. Le 10 décembre 1957, un show de Ginger Rogers
inaugure le palace. «Elle sait remuer son cul, mais elle n'est pas
fichue de sortir une note!» dit Lansky. Gros succès. Succès, aussi,
pour Castro, qui rallie paysans et citadins. Alors, Batista se réveille
et met le paquet.
Le long des routes, les pendus se balancent aux arbres. Et, derrière
les murs de la prison d'El Morro, il s'en passe de belles. On crève les
yeux des partisans. On arrache des ongles. On émascule. On égorge. A
la tenaille, le Service d'information militaire et le Bureau de la répression
des activités communistes. Dans ces maisons-là, les employés ont le
goût de l'effort.
Mai 1958. Le crooner Vic Damone roucoule au Riviera tandis que Batista
lance un ratissage de la sierra Maestra. En août, Castro contre-attaque
et ça roule à merveille. Le 31 décembre, à minuit, Fulgencio Batista
décolle de Camp Columbia pour Saint-Domingue. Il file avec la caisse.
Dans Le Parrain II, Francis Coppola rappelle la confusion de ce réveillon:
liesse et chaos. A l'aube, le peuple marche sur le Capri. Acteur et
homme de paille de Chicago, George Raft hurle: «Allez pas bousiller mon
beau casino!» La foule recule. Le 4 janvier 1959, le «Che» entre dans
la capitale. Le 8, voilà Fidel.
Les illusions lyriques et les ennuis à venir sont au bout de ces deux
petits noms.
Article paru dans L'Express du 18/12/1997
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