Cuba, où est la gauche française ?
Aux armes, camarades ! Sus au diable américain ! Vive
José Bové ! Tous à Florence ! Tous à Gênes ! Changeons
d'avenir ! A l'Attac !...
Voilà nos dirigeants, le verbe haut, le poing levé, la main sur le cœur et
le cœur sur la main. En ces temps de grande ferveur protestataire, tout est là
pour oublier qu'un point nous déshonore à gauche, aujourd'hui plus que jamais :
Cuba, question socialistiquement incorrecte s'il en est. On s'offusque en France
que José Bové, un "syndicaliste", puisse être emprisonné.
Soit. Mais alors pourquoi les mêmes font-ils semblant d'ignorer que toute
liberté continue d'être niée à Cuba ? Pourquoi persister à taire le
"projet Varela"?
C'est l'histoire d'un homme, Oswaldo Paya Sardinas – dit Paya –,
qui est l'un des principaux représentants du mouvement chrétien libéral à
Cuba. Persécuté dès l'enfance par le régime castriste parce que catholique,
il est conduit par son engagement politique libéral dès les années 1960 dans
les camps de rééducation. A l'époque, de nombreux prisonniers politiques, les
fameux plantados, refusent de se laisser "rééduquer", et décident
de purger jusqu'au bout leur peine de prison de vingt ou trente ans.
Paya découvre alors l'article 88 de la Constitution cubaine qui permet
d'enclencher une procédure référendaire à la simple demande de 10 000
Cubains. Commence alors pour Paya et l'ensemble du Movimiento cristiano de
liberacion, Antonio Díaz, Sánchez, José Rodríguez Garrido, Regis Iglesias
Ramírez, une collecte de signatures authentifiées qui durera des années. La sécurité
de l'Etat surveille, les menaces et les harcèlements abondent. Dans la
tourmente, le projet Varela – du nom d'un prêtre indépendantiste du XIXe siècle
– est né.
Le 10 mai 2002, Paya le dépose officiellement à l'Assemblée nationale
cubaine, fort de 11 020 signatures. L'objectif est simple :
obtenir la libération des prisonniers politiques et la tenue d'élections
libres.
Jimmy Carter, apôtre avoué d'une levée de l'embargo qui pèse depuis plus
de quarante ans sur le pays, en visite le 12 mai, parle du projet Varela et
laisse espérer une détente internationale. Acculé, le vieux Castro doit
sauver son régime en se donnant l'air héroïque. Le prétexte idéal vient
avec le discours de George W. Bush, prononcé à Miami au même moment, qui
lie la levée de l'embargo à la tenue d'élections libres sur le territoire
cubain. Un mois plus tard, le 26 juin, une pétition réunissant 98,97 %
des électeurs (quel plébiscite ! Saddam Hussein n'a qu'à bien se
tenir...) déclare le socialisme "irrévocable" ; dans la
foulée, le Parlement cubain adopte, à main levée et à l'unanimité, un
amendement à la Constitution rendant intouchable la Constitution cubaine.
En un jour "organisé" de liesse et de fête nationale,
l'amendement constitutionnel est passé. Autrement dit, et contrairement à une
scandaleuse idée reçue, le régime s'est encore durci, et Castro s'est, une
fois encore, servi de l'embargo pour étouffer la dissidence. Le 18 décembre,
Paya recevra le prix Sakharov décerné par le Parlement européen. Mais il
ne viendra pas le chercher : qui peut croire qu'il aura un visa pour s'y
rendre, lui qui, en cinquante ans, n'a jamais eu le droit de sortir de son pays ?
Qui, surtout, à gauche, en demandera un pour lui ? Qui, au Parti
socialiste, se soucie du projet Varela ? Chers camarades, où avez-vous la
tête ? Où avez-vous le cœur ? Peut-être trouvez-vous que le bilan
de Fidel Castro est "globalement positif" ?
A se taire sur le projet Varela, la gauche française laisse passer une
chance inespérée de défendre enfin à Cuba le principe d'élec-tions libres.
Vaut-il mieux ne pas condamner ouvertement une dictature, parce qu'elle
incommode les Etats-Unis, que défendre les droits de l'homme, partout où ils
sont bafoués ? La gauche est-elle à ce point en quête d'elle-même et
fascinée par ses mythes qu'elle ne peut pas se payer une dénonciation des
crimes commis par un monstre déguisé en dictateur sympathique ? Bien sûr,
il est plus renta-ble, à court terme, de soutenir les grandes messes
antimondialisation, d'écouter Manu Chao, de caresser dans le sens du poil une
gauche impubère qui brandit le visage du Che à la face du diable américain !
Vivent les étendards branchés de la lutte contre l'impérialisme yankee !
Viva Fidel ! A dire vrai, l'image du sinistre Ignacio Ramonet, pour
ne citer que lui, reçu comme un chef d'Etat à la 11e Foire du livre de La Havane,
a de quoi soulever le cœur...
Où est la gauche ? Pas où l'on croit. Pas où il faut. La gauche n'est
pas à Cuba.
Sur ce sujet, elle se rend coupable d'un mensonge par omission. Beaucoup ont
pu autrefois se laisser abuser par les ruses de Castro, aujourd'hui c'est
impardonnable. Faut-il être hémiplégique pour penser qu'on ne puisse à la
fois combattre les formes inhumaines que prend le capitalisme, et dénoncer la
tyrannie castriste ? Comment ne pas voir que l'embargo sert les intérêts
de Castro et lui permet de se poser en martyr ?
Les dictatures ne sont ni de gauche ni de droite, elles sont infâ-mes.
N'abandonnons pas le front cubain à une démagogie de droite, n'absolvons pas
cette gauche qui se complaît de son silence. Ne commettons pas une faute
historique par souci tactique. Le PS tient son congrès en mai 2003 :
il ne suffira pas d'y parler de mondialisation, il faudra aussi parler de Cuba.
Il ne suffit pas de s'en prendre au "village planétaire" pour
croire qu'on est sorti de l'auberge : courtiser José Bové alors que l'on
tourne ostensiblement le dos à la souffrance cubaine, c'est se payer de mots.
Il y a dans le problème cubain le signe patent d'une gauche à la dérive.
Notre gauche ne prend pas position, et ce n'est pas anodin. Peur de paraître
droitier en ces temps de réveil de l'utopie ? Volonté de flatter le
militant désemparé qui se cherche des idoles ? Quelle misère !
Comme si, en 2002, nous avions plus à craindre du capitaliste que du dictateur.
La gauche veut se transformer, le PS cherche un second souffle ? Qu'il
commence donc par œuvrer autrement que par opportunisme : veut-on oui ou
non la tenue d'élections libres et transparentes à Cuba ? Les dirigeants
socialistes sont-ils prêts à mécontenter la frange la moins informée de leur
électorat en réclamant un visa pour Paya ? Le PS et, au-delà, la gauche
française ont jusqu'à décembre pour ne pas rougir de honte.
C'est en tant qu'hommes de gauche, épris de justice sociale et de démocratie,
que nous réclamons un visa pour Paya !
Raphaël Enthoven, Julien Cantegreil, Geoffroy Lauvau, Romain Paserot
et Alexandre Viros sont membres ou sympathisant du PS.
Le Monde daté du 30 novembre
2002
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