Guantanamo (cuba) de notre envoyé spécial
Le gros avion américain C-141 décrit un large cercle au-dessus de la base
navale de Guantanamo avant de se poser sur la piste de cette installation
militaire enclavée à l'est de Cuba. En haut de la tour d'observation perchée
sur la colline de Tres Piedras, à deux kilomètres à vol d'oiseau du petit aéroport,
quatre jeunes soldats cubains observent à la jumelle la deuxième opération de
transfert de prisonniers talibans et d'Al-Qaida. Muni d'un talkie-walkie, un
officier décrit en direct les mouvements observés sur la piste. Ces
informations sont transmises au commandant en chef de l'armée orientale cubaine
et au président cubain, Fidel Castro.
Alors que la presse étrangère n'avait pas accès à cette zone militaire
sensible depuis neuf ans, les autorités cubaines ont autorisé quelques
journalistes à observer, aux côtés des gardes-frontières, l'arrivée, lundi,
du deuxième contingent de prisonniers venus d'Afghanistan. " Comme
vous le voyez, tout est tranquille dans la zone. Cette opération ne représente
aucun risque pour Cuba et nous n'avons prévu aucun renforcement d'effectifs",
souligne le commandant Luis Prieto, membre de l'état-major de la brigade de la
frontière déployée autour de la base de Guantanamo. Grand, la peau cuivrée,
le commandant Prieto explique qu'il n'est pas autorisé à répondre " aux
questions politiques", mais il accepte de bonne grâce de décrire les
installations de la base américaine située en contrebas.
Une dizaine de membres d'équipage descendent du C-141 et des caisses sont débarquées
avant l'arrivée de deux autobus scolaires jaunes qui se garent à l'arrière de
l'avion.
A la jumelle, on distingue les tenues orange des trente prisonniers enchaînés
et cagoulés qui viennent de débarquer dans cet Alcatraz tropical après plus
de 24 heures et 13 000 km de voyage.
Depuis la hauteur de Malones, un autre poste d'observation, on distingue
nettement à la jumelle le camp X-Ray où les prisonniers talibans sont enfermés
dans des cages métalliques, ouvertes aux éléments et seulement protégées
par un toit de tôle. Plusieurs Humvees, larges Jeeps équipées de
mitrailleuses, patrouillent lentement autour de l'enceinte de grillage et de
barbelés entourant le camp X-Ray.
Plus loin, en bord de mer, des ouvriers construisent des baraquements dans le
campement de Loma Mesa, où plusieurs dizaines de milliers de balseros
cubains et de boat people haïtiens avaient été enfermés en 1994 et
1995. Selon les autorités militaires américaines, la base d'une superficie de
117 km2 pourra accueillir jusqu'à 2 000 prisonniers en provenance
d'Afghanistan, dans des conditions d'extrême sécurité qui préoccupent de
plus en plus les organisations de défense des droits de l'homme.
chaleur sans pitié
Même au cœur de l'hiver et malgré la brise venue du large, la chaleur est
sans pitié. La rare végétation d'épineux et de cactus témoigne de l'aridité
de la région. Entre l'enceinte américaine et la clôture de barbelés cubaine,
le no man's land est truffé de champs de mines et de marais salants. La mer au
large de "Gitmo", le surnom américain de la base, est infestée de
requins, ce qui rend toute tentative d'évasion très périlleuse. Dans le passé,
défiant requins ou rampant entre les mines, des Cubains ont pourtant réussi à
traverser le no man's land, comme le reconnaît le commandant Prieto :
" C'est vrai, des personnes ont réussi à traverser, mais
aujourd'hui les mesures de sécurité sont beaucoup plus strictes du côté américain."
Malgré les propos rassurants du Lider Maximo, la population de Guantanamo,
une ville assoupie encore plongée dans les rigueurs de la "période spéciale",
est inquiète. " D'après ce que j'ai vu à la télévision, ces
talibans sont incontrôlables et très dangereux. La population de Guantanamo
est préoccupée de les avoir si près. Pourquoi les a-t-on amenés à Cuba ?",
s'interroge Juan Noble, un jeune professeur d'histoire.
Des carrioles bondées, tirées par de maigres chevaux passent sous les
inscriptions révolutionnaires délavées. Deux ouvrières sorties d'une
fabrique de cigares attendent un improbable moyen de transport. " Le
commandant en chef a dit qu'il n'y avait aucun problème", soutient
Leoncia Riviau, une noire robuste, la tête couverte de fines tresses. " Moi,
ça ne me rassure pas du tout, rétorque Suzana Mora. D'abord, ils
peuvent nous amener toutes sortes de maladies. Et puis Bush a dit qu'après
l'Afghanistan, il allait attaquer d'autres pays. Il y a sûrement quelque chose
derrière tout ça et Cuba est toujours sur la liste noire des Américains."
Jean-Michel Caroit