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Castro et les tumultes de l’Histoire |
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Un point de vue créole
Bon, je vais me faire injurier par les anticastristes intolérants (si, si, cela existe), et les thuriféraires du régime vont s'imaginer qu'il y a espoir de me récupérer, mais tant pis : je pense qu'il faut être attentif à tous les points de vue, surtout s'ils s'expriment de façon mesurée et réfléchie. L'article que l'on va lire m'a semblé très intéressant, car il exprimait (il date tout de même de 1994) le point de vue du Tiers-monde et permet de mesurer l'impact que Fidel Castro continue d'avoir sur certains secteurs des pays en voie de développement. Ce texte a été publié dans le revue Tanbu (Tambour), revue trilingue haïtienne d’études politiques et littéraires. |
ProfilFidel Castro: Profil d’un héros classique de traité d’histoire parfaitement en vieA vingt-sept ans, en 1953, pour prouver que la dictature de Batista à Cuba pouvait être combattue et vaincue par les armes, Fidel Castro, alors un jeune avocat, organisa une armée de 148 hommes et femmes rebelles, recrutés pour la plupart parmi les travailleurs, les étudiants et autres militants paysans, et lança la fameuse attaque contre la caserne Moncada, deuxième installation militaire du pays et haut lieu de la machine répressive du régime. Il a eu la vie sauve par miracle: les trois quarts de ses compagnons d’arme seront immédiatement massacrés et décimés par la contre-attaque des militaires. Capturé quelques jours après l’attaque, on lui a épargné la vie parce que l’officier qui devait l’arrêter (et l’abattre) était captivé par son allure brave, héroïque.Cependant, malgré sa défaite militaire, l’attaque de Moncada fut un grand succès psychologique et politique: elle avait exposé à la fois les points faibles militaires du régime et son isolement politique, donc les possibilités de révolution. De plus, la grande campagne nationale qui s’ensuivait pour demander la mise en liberté de Castro l’avait rendu beaucoup plus populaire qu’au paravent, car l’attaque est aussitôt révérée par le peuple cubain, comme l’a dit Tad Szulc dans sa biographie de Castro, «comme l’équivalent du déclenchement de la première guerre de l’indépendance en 1868, et aussi de l’insurrection lancée par José Martí contre l’Espagne en 1895… Moncada est la pierre angulaire de l’histoire moderne cubaine…»1 À l’ouverture de son jugement, quelques mois plus tard, il s’était représenté lui-même, avec, disait-il, «seule l’Histoire pour témoin.» Sa plaidoirie fut un véritable réquisitoire contre les méfaits du système; il y dénonça à la fois la machine oppressive de la dictature Batista, l’exploitation des travailleurs et des paysans, la corruption des classes dirigeantes et la domination du pays par les Nord-Américains. Il fit appel au peuple, c’est-à-dire à «tous ceux-là qui vivent dans l’oppression et qui sont pour cela les plus capables de lutter avec un courage illimité!» Il les exhorta à combattre par tous les moyens—y compris par la lutte armée—pour dépasser l’existence désespérée faite de «trahison et de fausses promesses» d’où ils végétaient jusque-là; il les convia à lutter collectivement pour les idéaux de la révolution, en précisant que ce n’est pas lui-même ou les combattants martyrs qui vont leur dire: «voici ce que nous vous donnerons», mais plutôt eux-mêmes qui «doivent lutter avec tous les moyens possibles pour l’atteindre.» En conclusion, il justifia l’attaque de Moncada par des principes éthiques supérieurs, citant José Martí qui disait: «un vrai homme n’est pas celui qui prend la route pavée des avantages et des privilèges, mais celui-là qui choisit la route du devoir désintéressé.» «Je sais», dit-il, que la vie en prison sera dure… Mais je n’ai pas peur de la prison… pas plus que je n’aie peur de la fureur du tyran qui vient de massacrer 70 de mes camarades. Condamnez-moi comme vous voulez, mais l’Histoire m’absoudra.»2 En fait, les circonstances, la teneur et la solennité de cette plaidoirie-réquisitoire tiennent elles-mêmes de l’impensable: Castro avait fait vibrer tout le tréfonds de l’âme révolutionnaire cubaine par son audace oratoire. Cette plaidoirie fut momentanément magnifiée et sacralisée par le peuple; elle représentait immédiatement, pour citer encore Tad Szulc, une sorte de «fusion magnifique entre la vraie déclaration de l’indépendance nationale cubaine, son grand manifeste révolutionnaire et les Écritures.»3 Au juste, l’épopée castriste à Cuba se lit comme un classique traité d’histoire, avec cela en plus qu’elle se déroule à notre propre époque, et sous nos propres yeux. À peine deux ans après sa sortie de prison pour son attaque contre la caserne Moncada, Castro retourna à Cuba, via d’un exil préparatoire au Mexique, avec 82 guérilleros piteusement armés, entassés sur un bateau de plaisance, le Granma, qui ne pouvait contenir qu’une douzaine de passagers. Les armes (quelques fusils et grenades) étaient non seulement rudimentaires, mais la logistique du plan de débarquement et d’attaque était profondément saccagé par un contre-ordre qui n’arrivait pas à temps: le bateau finira par échouer sur une côte hostile, marécageuse dénommée Alegria de Pio. Immédiatement repérés par l’armée sanguinaire de Batista, plus des trois quarts des envahisseurs furent abattus et assassinés. Les 17 rescapés de la catastrophe, dont miraculeusement Castro, Ché Guevara, Raùl Castro, Faustino Perez, Camilo Cienfuegos, etc., se précipitèrent au cœur de la grande chaîne de montagnes cubaine, la Sierra Maestra, située dans la région Oriente, pour poursuivre la lutte armée de résistance et de libération. La guérilla révolutionnaire déclenchée par le débarquement à Alegria de Pio—quelque catastrophique fût-elle à son début—durera ainsi trois ans, avec des revers et des succès, grâce principalement à l’inépuisable source de soutien logistique, politique, matériel et moral qu’elle recevait du peuple. Puis, un beau jour, encadré par l’armée des guérilleros barbus, sortis tout juste des montagnes, et des nombreuses organisations militantes urbaines, le peuple tout entier déclencha l’insurrection armée contre le régime, qui aboutissait à la fuite de Batista et à la proclamation d’un gouvernement révolutionnaire à Cuba, le premier janvier 1959. Dirigé par Castro et par un leadership qui comprenait la crème des vétérans de Moncada et de la Sierra Maestra, le mouvement révolutionnaire castriste finira par prendre le pouvoir total à Cuba. Castro convia le peuple et lui dit solennellement que le pouvoir et le peuple ne font désormais qu’un: Pour la première fois dans l’histoire cubaine, le pouvoir tirera sa justification par la priorité qu’il donne aux revendications libérationnelles du peuple. Sous l’impulsion du gouvernement révolutionnaire, l’historique quête cubaine à la dignité, à la justice et à la libération, ses défis légendaires à l’impérialisme conquérant américain, ont connu des rebondissements et succès des plus incroyables. En chassant la bourgeoisie mercantile et toute la classe politique corrompue et restavèk qui souillaient aux pieds ses idéaux de justice sociale, d’égalité et de fraternité, le peuple cubain décidait de prendre son destin en main, adoptant une praxis de combat d’autant plus radicale qu’elle faisait table rase à la fois des structures socio-économiques exploiteuses et des modes de pensée issus des rapports de domination. En peu d’années de révolution, Cuba fera à la fois l’envie, l’admiration et la fierté de l’ensemble des pays du tiers-monde en appliquant, comme l’a écrit Jean Ziegler, «une politique systématique de soutien aux luttes de libération nationale sur les trois continents.»4. Il a obtenu aussi leur respect pour ses grands accomplissement en termes des conquêtes réelles de la Révolution: l’application concrète de la justice sociale, qui faisait que le pays tout entier devenait un gigantesque chantier de reconstruction nationale. Le taux d’analphabétisation fut réduit presqu’à zéro; partout des écoles, des universités, des centres d’apprentissage, des gymnasiums, des cliniques, des hôpitaux, des usines, et nombre d’habitats résidentiels florissaient; on dirait que le pays tout entier fut emparé par une sorte de fièvre collective de renaissance. Comme le rappelle l’économiste cubain Carlos Tablada, «contrairement aux autres pays du Tiers-monde qui sont sous le joug de l’impérialisme, les bénéfices de la modernisation économique opérée par la Révolution ont été utilisés pour améliorer les conditions de vie et de travail du peuple, et non pas pour enrichir une poignée de familles bourgeoises alliées au capital étranger.»5. La Révolution a restitué à l’État et à la grande majorité des paysans exploités de Cuba presque l’ensemble des terres cultivables, soit 75% de la surface totale, qui furent la propriété exclusive du capital américain. «L’électrification, nous dit Tablada, s’est répandue dans les campagnes les plus reculées; tandis que l’industrialisation, constituée jadis en quelques biens légers de consommation, s’est étendue en la production de gigantesques usines sucrières complexes, d’une aciérie automatisée, des plantes de production de machines-outils, d’équipements électroniques, des produits biotechnologiques, des ordinateurs, des réfrigérateurs, etc.» Le nouveau régime a lancé une massive campagne d’alphabétisation qui couvrait l’ensemble du territoire et engageait des centaines de milliers de jeunes dont le résultat fut la complète disparition de l’analphabétisme. L’autre pilier de ce que nous appellerions la «campagne sociale» de la Révolution est la santé, à laquelle fut consacrée une «concentration d’efforts et de ressources (…) pour développer le système de la médecine familiale tout en construisant des hôpitaux et des cliniques de santé. Le taux d’espérance de vie et de mortalité infantile s’était vite amélioré jusqu’à même dépasser celui des pays industrialisés.»6 Naturellement, la Révolution cubaine, dont Jean-Paul Sartre disait dans un reportage passionné, qu’elle était «le moment de fusion révolutionnaire» des classes opprimés décrit dans sa magistrale étude philosophico-politique, Critique de la Raison dialectique7, était condamnée à recevoir l’hostilité des États-Unis par le fait même qu’elle fût, sa radicalité d’intention et de pratique intensifiait les contradictions et rendait tout compromis impossible. Depuis en effet la longue colonisation espagnole de l’île, en passant par la guerre d’indépendance de 1895 et les subséquents subterfuges des Américains pour réoccuper le pays, et jusqu’à l’avènement du régime castriste en 1959, les successifs gouvernements nord-américains considéraient Cuba comme leur domaine privé, comme une colonie périphérale naturelle, dont la seule raison d’être est de produire de l’exotisme et des jouissances faciles aux vacanciers et hommes d’affaires américains. C’est donc dire que Castro était l’homme à abattre; il se posait trop imperturbablement comme l’empêcheur de danser en rond, l’homme qui s’opposait aux intérêts «historiques» dont les Américains considéraient leur revenir de droit divin—et de sang. Au juste l’administration sortante d’Eisenhower commençait à comploter la chute de Castro dès les premiers mois de la Révolution. En mars 1960 la CIA avait fait exploser par mine une frégate belge, La Coubre, qui débarquait à la baie de la Havane une livraison de matériels militaires vendus à Cuba par la Belgique. Ce sabotage a tué quatre-vingt une personnes et fait des certaines de blessés. Cherchant toute occasion de saboter le régime, la CIA concoctait des troubles de par et d’autre du territoire: des unités de «contras» avant la lettre furent mises sur pied avec l’actif soutien des États-Unis, avec pour mot d’ordre la restauration de l’ancien régime. Plusieurs organisations contre-révolutionnaires furent ainsi successivement créées, manigancées et contrôlées par les États-Unis dans l’unique but de déstabiliser Cuba. Leurs échecs successifs ne dissuadèrent pourtant pas le gouvernement nord-américain: il finira par concevoir, planifier et finalement mettre sur pied, en 1963, une grande armée d’exilés cubains réactionnaires bourgeois et de mercenaires, qui envahit le port de Cuba du nom de la Baie des Cochons (Baya el Grio). On connaît le reste: le peuple cubain tout entier, encadré et armé par les dirigeants révolutionnaires, descendra sur la baie pour infliger à l’ennemi l’une des plus mémorables défaites militaires de l’histoire expéditionnaire en Amérique latine. L’invasion de la Baie des Cochons, malgré son échec militaire, aura occasionné des répercussions considérables dans l’évolution du nouveau pouvoir. D’abord, elle a amené Cuba à se rapprocher davantage du camp soviétique, lequel, fort content de trouver un allié révolutionnaire au cœur même de l’empire américain, a vite accepté de faire parvenir au pays une livraison de fusées à tête nucléaire de longue portée. Ce qui provoquait aussitôt la colère des Américains, qui demandaient dans un ultimatum aux Soviétiques le retrait des missiles, suscitant ainsi la grande crise géopolitique connue sous le nom de la «crise des missiles», laquelle a mis le monde entier sous menace de l’annihilation nucléaire. Kroutchev a éventuellement accepté de retirer les fusées en obtenant au préalable des Américains la garantie qu’ils n’attaqueraient pas Cuba. Cet arrangement n’avait bien entendu pas plu à Castro, mais il était de toute façon préférable à une conflagration générale. On a longtemps parlé (surtout aux États-Unis où la démence anti-castriste était un véritable dogme officiel) d’une soi-disant domination de Cuba par l’Union soviétique, dans le sens que Cuba aurait été un «satellite» de l’orbite impérialiste soviétique. Pourtant rien n’était plus loin de la vérité. En réalité, malgré le grand soutien économique, diplomatique et politique qu’avait incessamment apporté l’URSS à l’expérience révolutionnaire cubaine, soutien qui fut à maintes fois crucial et déterminant, l’indépendance de la politique interne et externe de Castro par rapport aux successifs leaderships soviétiques fut à bien des égards totale et inconditionnelle. Bien sûr, les circonstances géopolitiques de la Guerre froide, en créant la logique manichéenne des «deux camps», imposait le choix qu’entre l’une ou l’autre des deux idéologies dont il était pratiquement impossible de se dispenser. Cependant, Castro a toujours su manœuvrer la très fine ligne qui sépare la solidarité de la servilité; il a su utiliser l’influence de l’URSS pour son propre compte. Au fond celle-ci, comme le remarque Jean Ziegler, «ne s’est souvent engagée dans des luttes de libération [du tiers-monde] que forcée, entraînée par Cuba.»8 Castro a certes commis des erreurs de méthodologie politique, par exemple la politique de la priorité accordée à la culture de la canne à sucre sur la culture d’autres denrées stratégiques, ou encore la prépondérance des produits finis soviétiques sur le marché cubain, qui entravait le complet développement de l’industrie ou de l’agro-industrie nationales. Cette politique avait beaucoup accentué la dépendance cubaine du commerce exclusif avec l’Europe de l’Est, et cela d’autant plus tragiquement que l’embargo américain avait justement pour but la destruction du développement économique de Cuba. La conséquence de cette politique se révèlera particulièrement désastreuse dans la période qui suivait le démembrement de l’Union soviétique. Disons tout de même, pour sa défense, que les conditions contraignantes engendrées par l’embargo américain et la Guerre froide, rendent l’erreur de Castro très compréhensible, car, après tout, les décisions de ces moments de lutte étaient prises suivant des choix tragiques qui menaçaient la survie même de la Révolution. Etait aussi et surtout en jeu le programme social de la Révolution: cette pléthore de projets et d’entreprises de développement social, médical, intellectuel, artistique, etc., qui fait que Cuba devenait pour longtemps, et jusqu’aujourd’hui encore dans une certaine mesure, le pays le plus authentiquement avancé de toute l’Amérique latine, particulièrement par ses exploits en science biochimique, en éducation, en urbanisme social, et aussi par la qualité de son vaste système de dispensation des soins médicaux qui cerne les trois piliers de la performance médicale: sa conception (la haute qualité des universités et autres centres d’études et de recherches médicales), sa production (l’éclosion des hôpitaux, des cliniques, des usines biochimico-médicales et d’ autres infrastructures médicales) et son personnel dispensant (la compétence et le dévouement des médecins, infirmiers et autres travailleurs médicaux, etc.). Ces acquisitions-là avaient (et ont encore dans une certaine mesure, même durant ces présents moment de difficultés) placé les Cubains parmi les populations les plus bien-portantes du monde. La grandeur de Castro, particulièrement en cette présente période de crise qui remet en question le bien-fondé même de la Révolution cubaine, c’est justement d’accepter candidement ses errements personnels et les revirements géopolitiques comme part du processus historique, gardant ainsi intactes ses plus nobles convictions de jeunesse. En définitive, Castro est aujourd’hui l’un des tout derniers vivants (avec Nelson Mandela, Robert Mugabee, etc.)) des géants du vingtième siècle, tels par exemple Lenine, Trotsky, Mao, Naser, De Gaulle, Lumumba, Ché Guevara, Ho Chi Minh, Amilcar Cabral, Ghandy, etc. qui unissent la vision prophétique la plus pénétrante avec l’action révolutionnaire la plus engageante. Il est resté fidèle jusqu’au bout à son authenticité révolutionnaire, à son sens de mission historique et à sa grande vision de rédemption et de libération de l’ensemble du tiers-monde. Il est l’un de ces rares hommes et femmes de l’Histoire dont Bertolt Brecht a dit qu’ils mènent le combat non pour un jour ou quelques années mais pour l’éternité. Malgré en effet la générale ambiance internationale de corruption et de démission qui jalonnera sa longue carrière de dirigeant, Castro ne s’est jamais laissé ébranler ni dans ses idéaux, ni dans son incorruptibilité robespérienne; caractéristiques qui le placent souvent en ouverte hostilité avec les dirigeants des puissances occidentales dont l’arrogance coutumière rendait Castro furieux. À vrai dire ceux-ci nourrissent en général pour Castro une sorte d’admiration perverse dont ils ont beaucoup de mal à accepter l’existence. C’est comme si, prétendus du trône du salut universel, selon les codes du dogme capitaliste, ces dirigeants suprêmes se trouvent déroutés par ce barbu de rebelle qui leur dise, dans leur propre langage d’ «éduqués», la vérité d’une passion qui transcende la facticité des rituels diplomatiques; ce faisant, il sait qu’il doit pouvoir recourir lui-même aux moyens de la puissance armée—c’est-à-dire aux seuls moyens respectés par l’adversaire—quand l’enjeu ne peut être atteint autrement. Bien entendu, on ne peut parler de la Révolution cubaine sans se référer non seulement à Castro mais aussi à toute l’équipe dirigeante, qui fut composée d’hommes et de femmes exceptionnels, tels Fautin Gonzalez, Ché Guevara, Celia Sánchez, Raúl Castro, Vilma Flores, Camilo Cienfuegos, Abel Santamaria, Carlos Rafael Rodriguez etc., presque tous issus de Moncada ou de la Sierra Maestra. La relation entre Castro et ces différentes personnalités fut des plus camaradesques. Malgré la fonction titulaire de Castro en tant que leader incontesté du groupe, les discussions stratégiques au sein du leadership furent des plus franches et des plus passionnées. Quand Castro l’emportait, ce n’était point parce qu’il était un dictateur opiniâtre, mais parce qu’il fut le plus souvent le premier à synthétiser un Compromis sur une base à la fois lucide et combative. Il y a un anecdote qui dit qu’aux premiers jours de la Révolution, le leadership tenait une réunion au cours de laquelle on voulait décider de la relation de Dieu avec la Révolution et du maintien du mot «Dieu» dans la constitution. Certains soutenaient, citant Marx, que la religion est un opium du peuple et un facteur de mystification sociale qu’il faut éradiquer de notre conscience; d’autres y voyaient une gracieuse idéalité et transcendance morale qu’il faut garder. Quand venait le tour de Castro il suggérait simplement: «laissons Dieu dans la Révolution!» Cette proposition fut retenue sans réserves. Il aura conservé ce trait caractériel jusqu’aujourd’hui. Cependant sans l’optimisme rebelle de Ché Guevara., sans la bravoure fougueuse de Camilo Cienfuegos, sans la sensibilité stratégique de Celia Sánchez, sans la lucidité organisationnelle de Fautin Gonzalez, sans la consistance idéologique de Rafael Rodriguez, sans la folie combative de Santamaria ou sans la discipline soldatière de Raúl Castro, la faussement nommée «révolution castriste» n’aurait jamais eu lieu. Sans surtout la grande mobilisation collective de l’ensemble du peuple cubain pour changer la vie de l’oppression par une vie de libération, l’effort castriste n’aurait été qu’une folle impulsion d’un groupe d’excentriques. À la Sierra Maestra la discipline fut de fer, mais la générosité était aussi profondément répandue comme une sorte d’ordre éthique universel. Par exemple, toute une légende fut créée autour du traitement humain, à l’époque inconcevable, réservé aux prisonniers pro-Batista capturés par les rebelles. De toutes les figures exceptionnelles de la Révolution cubaine, Ernesto «Ché» Guevara tient une place à part, d’autant plus singulière qu’elle «originalise» la révolution à bien des égards. La relation entre le Ché et Castro, à l’instar de celle entre Marx et Engels, Mao et Chou En Lai ou Lenine et Trotsky, est en elle-même l’épopée d’une extraordinaire amitié politique qui transcende les différences d’emphase qui sépareront, dans le respect mutuel, ces deux principaux leaders de la Révolution. En juillet 1953, soit le mois même du déclenchement de l’attaque contre Moncada, Ché Guevara fait ses adieux à ses parents en ces termes: «Je m’en vais pour combattre pour la libération de l’Amérique latine du joug impérialiste des États-Unis.» Jeune médecin argentin, indigné à la fois des injustices des bourgeoisies dominantes sur les peuples et de la mainmise oppressive de l’impérialisme américain sur la région, Guevara s’est personnellement engagé dans presque tous les points chauds, révolutionnaires, du sous-continent. Au moment de sa première rencontre avec Castro à Mexico, en 1955, il avait déjà eu un long passé d’engagement révolutionnaire qui lui avait fait séjourner au Pérou, en Bolivie, Équateur, Colombie, Costa-Rica, Nicaragua, Honduras, El Salvador. Il fut présent au Guatemala, en juin 1954, et aux côtés des résistants, quand le gouvernement progressiste du président Jacobo Arbenz fut renversé par la CIA pour défendre les intérêts de l’United Fruit Company, le géant de l’agro-business américain qui contrôlait l’ensemble des ressources du Guatemala. Les deux hommes s’aimèrent dès le premier instant et conclurent immédiatement le pacte indélébile qui engagera Guevara (surnommé «Ché» plus tard, à la Sierra Maestra, à cause de son accent argentin) à la Révolution cubaine. Dû à sa grande culture politique, son prestige médical et sa combativité militante, ce génie de l’action subversive deviendra ainsi l’une des figures légendaires les plus vénérées du panthéon de la Révolution cubaine. Paradoxalement l’osmose sympathétique entre les deux révolutionnaires fut si complète que même leur désaccord tactique du dernier moment avait agrandi pour ainsi dire l’horizon épistémologique du mouvement révolutionnaire. Quand, en 1965, déçu par l’orientation de plus en plus «soviétisée» du gouvernement, Ché quittait le pouvoir, il l’avait fait dans une manière originale qui transcende la «tacticalité» du désaccord: il dit qu’il va s’engager dans d’autres luttes du sous-continent pour «créer un nouveau Cuba.» Chose dite chose faite, Guevara joint le maquis en Bolivie où il meurt deux ans plus tard assassiné après être capturé par l’armée bolivienne. Aujourd’hui encore, 27 ans après sa mort, Castro rend encore d’émouvants hommages à la mémoire du Ché, qui demeure un héros vénéré non seulement à Cuba mais aussi dans toute l’Amérique latine, voire dans presque tout le tiers-monde. En effet, c’est Guevara lui-même, plus qu’aucun autre, qui a apporté à la Révolution cubaine l’emphase internationaliste, faite de solidarité réelle, pratique, à la lutte de libération des autres peuples; cette emphase internationaliste deviendra plus tard une sorte de religion officielle du gouvernement révolutionnaire. Évidemment, l’histoire de la Révolution cubaine est indissociable de la lutte idéologique entre le capitalisme et le socialisme qui bouleverse le monde depuis au moins le XIXe siècle européen, culminant à la Révolution des Soviets en Russie, en 1917, et aboutissant à ce qu’on appelle la période de «guerre froide» (1947–1991), qui fut, à n’en pas douter, une période d’une extrême intensification de la lutte de libération des peuples dominés. Étant donné l’ampleur des contradictions sociales à Cuba, où une minorité féodalo-bourgeoise, alliée à l’impérialisme américain, s’appropriait la quasi-totalité des richesses du pays, au dépens de la majorité du peuple, il était inévitable que cette lutte idéologique trouvât sa répercussion dans la Révolution cubaine. Et cela pour deux raisons: d’abord parce que les États-Unis, puissance dominante traditionnelle à Cuba, étaient à l’avant-poste du camp capitaliste dans la lutte idéologique, ensuite parce que le concept même de révolution, comme le réalisaient sitôt les rebelles de la Sierra Maestra, ne pouvait être viable sans un programme de justice sociale, qui est effectivement la plus radicale négation des relations d’injustice, d’inégalité et d’exploitation fondant la rationalité du ci-devant système socio-politique cubain. Il n’était dès lors pas surprenant que les premières mesures prises par le gouvernement révolutionnaire fussent de faire table rase de ces relations d’injustice. À cet égard, le plus grand bourrage de crâne opéré par la machine propagandiste du système capitaliste dominant, c’est d’avoir quasiment réussi à faire passer le socialisme comme une horrible utopie, vouée à l’échec de par son dysfonctionnement «totalitaire» inhérent. Au fond, l’expérience cubaine du socialisme montre tout à fait le contraire. Si on exclut l’imperfection inévitable de tout système socio-politique humain, l’expérience cubaine demeure jusqu’ici (avec peut-être la Chine) le plus noble effort jamais déployé par une équipe gouvernementale pour à la fois fonder et concrétiser le concept de justice sociale. Cuba fut parmi les rares pays, dans l’histoire récente du monde, à transformer l’utopie révolutionnaire en praxis collective de gouvernement. Partant de l’observation empirique que la lutte des classes est à la base des rapports de pouvoir, de subordination et d’exploitation existant parmi les hommes dans les sociétés contemporaines, le socialisme marxiste, tel qu’il est longtemps employé à Cuba avec différente variation, entend contrer ces contradictions par proposer à la fois une critique systématique de leur mode d’opération, une vision historique sur une perspective idéologico-civilisationnelle différente et une praxis de combat correspondante, c’est-à-dire capable de confronter l’adversaire sur tous les terrains de la confrontation, y compris, quand nécessaire, sur le terrain de la lutte armée. Malgré certains usages «totalitaires «qu’on avait fait du socialisme dans la plupart des pays qui se réclamaient de cette étiquette, y compris, dans une certaine mesure, à Cuba même, qui est loin d’être une société parfaite, cette idée d’employer le gigantesque pouvoir de l’État et les ressources humaines et matérielles de la nation au service de la justice sociale, dans une perspective de libération totale, est une idée très créative, très judicieuse, et qui le demeure aujourd’hui encore si on considère le simple fait que la destinée des groupes sociaux aussi importants comme la majorité des producteurs (ouvriers, travailleurs du secteur service, paysans, enseignants, les salariés en général) ne peut être indéfiniment déterminée par une minorité de vampires (la classe des possesseurs de capital) pour qui l’appât de gain et de profit constitue la seule finalité des rapports sociaux. Cette finalité est d’autant plus pernicieuse qu’elle dénie aux autres, la majorité des producteurs sociaux, le droit à une existence authentifiée. En fait, à chances égales de comparaison, le socialisme le plus imparfait surpasse qualitativement de beaucoup le capitalisme le plus humain parce que les deux perspectives sont totalement différenciées, antinomiques, incomparables. Quand la prémisse de l’une légitime, justifie et fait trafic des plus bas de nos instincts, à savoir notre mépris de l’Autre, notre avarice, notre égoïsme et notre insécurité dans la vie, l’autre, pourtant, fait le pari sur ce qui nous est le plus essentiel dans notre sens de l’Être et notre rêve d’Être: l’empathie, la fraternité et la solidarité avec l’Autre, le prochain, l’ami, le camarade. Quand l’une encourage et préconise le profit à tout prix, l’autre choisit la route de la lutte pour faire épanouir la vie; quand l’une cherche à imposer la réification de l’esprit et du vécu, l’autre insiste que l’idéal doit être sauvé, parce que, comme l’affirme Frantz Fanon, ce sont les anti-idéalistes qui sont des salauds, l’idéal étant du côté de l’Être, de la justice, du bonheur de vivre. Bref, le socialiste est celui-là qui dit que la lune peut s’éclairer pour tout le monde du village… La leçon qui doit être aujourd’hui retenue, c’est non l’acte de décès du socialisme par la propagande réactionnaire ambiante, mais au contraire la confirmation de l’ancienne thèse du mouvement socialiste international qui insistait sur la nature «mondiale», trans-nationale, de la production, de l’échange et de l’exploitation, concluant que la révolution socialiste doit être mondialisée s’il faut qu’elle réussisse dans un pays particulier. La thèse contraire, préconisée notamment par Staline et ses acolytes, finalement l’emporta: désormais toutes les ressources intellectuelles, politiques et matérielles de presque tous les mouvements révolutionnaires internationaux furent consacrés pour la «défense du socialisme dans un seul pays».9 Cet originel mouvement de retraite du mouvement socialiste mondial, joint à la systématique politique d’endiguement du communisme déployée par l’essentiel des puissances capitalistes de l’Occident, plus une certaine déidéalisation graduelle des plus belles aspirations du socialisme due en partie à la dogmatisation des principes révolutionnaires par certains régimes autoritaires, constitueront les facteurs les plus déterminants de ce qu’on appelle généralement «l’échec du socialisme». Il est vrai que la perestroïka gorbatchévienne viendra susciter d’amples espérances chez beaucoup de militants qui avaient grand soif d’un «socialisme à visage humain», mais malheureusement Gorbatchev s’est vite révélé un bambin grand gueulard qui s’est laissé piteusement manipulé par un Occident auquel Ronald Reagan avait entre-temps restitué ses complexes de conquérant. Finalement, loin d’humaniser le socialisme, comme l’espéraient nombre de militants conséquents, Gorbatchev avait fini par sacrifier sa rhétorique de la glasnost sur l’autel du compromis stratégique avec les fondés de pouvoir du monde capitaliste triomphaliste. Au fond, en dépit des grands énoncés de Sartre sur l’absolu de la liberté chez l’Être, la grande majorité d’entre nous ne sont pas libres d’exercer cette liberté. Pour différentes raisons d’ordre à la fois politique, social, ethnique, racial, économique et philosophique, certains d’entre nous sont «plus égaux» que les autres, pour paraphraser George Orwell dans son ridicule de l’égalitarisme imparfait du socialisme ci-devant existant. Pour ceux qui ont eu la chance de naître dans le camp privilégié de la lutte des classes, les sentiers de la vie sont parsemés de velours et d’opportunités, et ils sont d’autant plus heureux que les privilèges sont extorqués au dépens de la majorité de l’humanité opprimée. Pour les autres la vie est un cul-de-sac, un calvaire quotidien, un gros cauchemar existentiel. Les obstacles sont dressés, insurmontables comme des destinées, pour décourager l’élan et confiner la vie. Les enfants sont laissés à eux-mêmes, les travailleurs sont exploités et aliénés jusqu’à la déshumanisation; les femmes sont déclarées objets de fantasme collectif, dévaluées dans le système de représentation misogyne, tandis que la vie elle-même est réduite à l’état de fonction animale, conditionnement, simple représentation. La Révolution cubaine a été confrontée à toutes ces questions-là. Organisée par un leadership éclairé, hautement éduqué dans la praxis de la dialectique historique, la Révolution a inculqué et impulsé à toute Cuba le sens de l’action humanitaire sacrificielle, déterminée par le sentiment de la justice et de l’amour. Elle fut donc dangereuse, et c’est justement pour cette raison qu’elle a suscité l’hostilité la plus virulente de la part des exploiteurs et des oppresseurs. Et c’est aussi pourquoi Castro dérange. Il dérange particulièrement par sa forte personnalité et puissance intellectuelle qui le singularisent comme l’un des rares leaders politiques de l’histoire du monde à manier à la fois la finesse littéraire, la vision philosophique, le flair politique et l’intrépidité militante pour la cause de libération de plus d’un continent. Comme l’a dit CLR James, Castro aura été le dernier maillon d’une lignée de libérateurs latino-américains qui conçoivent la libération, non en termes d’un peuple ou d’une localité particuliers, mais en termes globaux de tout un continent, sinon du monde entier. Tout comme Toussaint, Bolivar ou Martí, Castro a unifié sa vision et praxis révolutionnaires dans une démarche militante qui intègre la réalité globale de l’oppression. En automne 1993, soit plus de quarante ans après l’incroyable attaque de la Moncada, et après tous les revirements, les odyssées, conquêtes, échecs, et défis qu’auront connus la Révolution cubaine et l’histoire du monde, Castro maintient encore sa grande impulsion de rebelle maudit—téméraire et combatif comme du temps de cette première grande envolée juvénile. Dans une déclaration largement diffusée par la presse internationale en automne 1993, il réaffirme, irréductible et imperturbable, son inébranlable attachement au socialisme révolutionnaire. Dans son discours de conclusion de la Quatrième conférence pour la solidarité, la souveraineté, l’autodétermination et la vie des peuples latino-américains, tenue à la Havane du 24 au 28 janvier 1994, il dénonce la domination impérialiste sur l’Amérique latine et la rend responsable «de la montée du chômage et de la pauvreté, du manque de ressources pour l’éducation, la santé, le logement, et de la montée de la marginalisation continuelle d’une multitude de personnes dans les villes cubaines.» Contredisant le triomphalisme ambiant sur les supposés bienfaits du capitalisme, il l’accuse, encore une fois, d’être «un système d’injustice, d’inégale distribution des richesses du monde et d’exploitation de l’homme par l’homme.» Il garde encore intacts sa grande passion et son intérêt intellectuel dans la géopolitique; il condamne l’intervention de l’ONU/USA en Somalie, mais se réjouit «de la résistance du peuple affamé somalien contre les forces spéciales des États-Unis, et de la leçon faite aux impérialistes en leur montrant combien difficile il est de gouverner le monde.» Castro finit ce discours en prédisant que c’est «seulement par la lutte contre l’anarchie et la démence de l’impérialisme que l’humanité survivra et progressera!» 10. An avril 1994, durant l’inauguration de Nelson Mandela comme premier président noir en Afrique du Sud, Castro fut le seul parmi les dignitaires invités, à recevoir l’applaudissement enthousiasmé du peuple sud-africain. En juin-juillet 1994, face à la menace d’intervention militaire des États-Unis en Haïti, Castro fait des déclarations où il avertit le monde de la catastrophe d’une telle entreprise, affirmant, à l’instar des analyses du journal Tambour, que l’intervention est une «fausse solution» qui rejaillira négativement sur la légitimité du président Aristide. Cette prise de position nous rappelle les engagements héroïques de Cuba aux côtés des luttes de libération en Afrique, aux côtés de la révolution nicaraguayenne et contre le régime raciste de l’Afrique du Sud, contre la guerre impérialiste contre l’Iraq et contre les invasions de la Grenade et du Panama. Décidément ce sacré barbu est un bel empêcheur de danser en rond! |
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