Page d'accueil Revue de presse

Mort de Compay Segundo

Table des matières
 
Accueil Le Monde

 
 
 
 

 
DISPARITION
Compay Segundo, du rhum, des femmes et du son
LE MONDE | 14.07.03 | 17h48

Quand on est une légende, cela induit parfois des effets douteux. Compay Segundo, l'artiste cubain le plus connu du grand public, grâce à sa participation au projet collectif "Buena Vista Social Club" et à son titre Chan Chan, en savait quelque chose. Le lundi 7 juillet, en France, le pays où sa carrière internationale a réellement pris son envol au milieu des années 1990, une rumeur venue d'Espagne l'annonçait déjà comme mort, alors qu'il se battait encore, chez lui, pour prolonger son bonheur de vivre.

Il voulait faire mieux que sa grand-mère. Elle avait tenu, elle, jusqu'à 115 ans, déclarait-il en novembre 2002 à La Havane où il fêtait alors son 95e anniversaire. Deux mois plus tard, toujours élégant et l'œil pétillant, à la cafétéria du studio Abdala, situé dans un quartier chic de la capitale, il fanfaronnait comme un jeune homme. Lançant des sourires malicieux aux femmes de l'assistance, le chanteur réaffirmait son amour de la France, sa passion pour Zola ("Un écrivain sincère qui écrivait avec beaucoup de respect pour le peuple et dénonçait l'injustice"), l'amour et les fleurs. Il évoquait ses projets de nouvel album qui devait faire suite à Duets (East West), rassemblant des duos enregistrés avec, entre autres, Khaled, Cesaria Evora, Charles Aznavour, Silvio Rodriguez.

Malgré cet indéfectible appétit de vivre, cet optimisme à tout crin qui le caractérisaient, miné par une longue maladie l'ayant considérablement usé ces derniers temps et contraint d'annuler une tournée d'été en Europe, Maximo Francisco Repilado Munoz, dit Compay Segundo, s'est éteint à La Havane dans la nuit du 13 au 14 juillet. Selon Dro East West, sa maison de disques en Espagne, il a succombé à un arrêt cardiaque.

"Je ne m'imagine pas mourir un jour", écrit-il dans Clara bella, l'une de ses anciennes chansons - reprise sur l'album Yo Vengo Aquiet sur le double album Antologia (East West). On aurait fini par le croire tant il savait se montrer persuasif. Passer un moment avec lui, c'était prendre une grande leçon de bonheur.

Les secrets de sa joie de vivre ? "Le cigare, les fleurs, le rhum et les femmes". "Je fume depuis l'âge de 14 ans, c'est-à-dire l'époque où, pour aider ma famille, j'ai commencé à travailler comme tabaquero, rouleur de cigares. Ce métier, je l'ai exercé jusqu'à la retraite. Très tôt, tout en travaillant à la manufacture de Santiago, j'ai fréquenté le monde des chanteurs trovadores. A un moment, j'ai quand même laissé tomber un peu le travail du cigare, pour me consacrer davantage à la musique. Je l'ai repris à la manufacture H. Upmann de La Havane lorsque, avec Lorenzo Hierrezuelo, on a décidé d'arrêter notre duo Los Compadres, créé en 1948."

Espiègle, malicieux, d'une stimulante compagnie, il était, affirmait-il un brin cabotin, "le dernier des Mohicans, l'ultime représentant de la grande époque du son", musique rurale apparue à la fin du XIXe siècle dans la province de l'Oriente, à l'est de Cuba."Aussi longtemps que je vivrai, je ferai tout pour qu'il ne tombe pas dans le sac de l'oubli. C'est une musique tendre et romantique, tout le contraire de la salsa, qui manque terriblement de cœur."

En novembre 1997, toujours gaillard et le sourire en coin, il avait fêté ses 90 ans sur la scène du Théâtre national de La Havane. Un gala organisé avec des invités de marque tel Silvio Rodriguez, brillant poète de la nueva trova (la nouvelle chanson engagée, au vocabulaire poétique, apparue à la fin des années 1960), des fleurs, des caméras, des médias internationaux.

Tout cela était inimaginable seulement un an plus tôt. Compay Segundo se produisait alors dans le restaurant d'un hôtel, à La Havane, chantant pour des touristes ignorant tout de sa gloire passée. Né à Siboney, un village côtier près de Santiago, le berceau du son, il acquiert le surnom qui le rendra célèbre seulement à la fin des années 1940 à La Havane où, avec Lorenzo Hierrezuelo, il crée le duo Los Compadres (Les Compères), dans lequel il chante la seconde voix, dite "segunda".

Fils d'un conducteur de locomotive employé par la Compagnie des mines, il aura joué auparavant de la clarinette dans la fanfare municipale de Santiago puis au sein du groupe de Miguel Matamoros, où se révélera le chanteur Benny Moré ; il aura côtoyé Sindo Garay, l'un des auteurs et interprètes les plus célèbres de la populaire trova ;, il se sera fait fabriquer un instrument à sept cordes doubles baptisé "harmonico", qui ne le quittera plus.

Sa carrière de musicien commence en 1934, quand il rejoint La Havane avec le chanteur Nico Saquito, puis au sein du Cuarteto Hatuey, créé par Evelio Machin. Avec ce dernier, il part au Mexique, où il grave ses premiers 78-tours.

A leur retour, tous deux enregistrent avec le trio Cuba. Ce sera le premier disque fait sur l'île. "En ce temps-là, raconte Compay Segundo, les percussions étaient encore un peu mal vues à Cuba. Les gens préféraient danser sur les valses, le danzon ; il y avait des clubs pour Blancs et des clubs pour Noirs." Avant d'être admis dans les dancings de La Havane, le son fut longtemps jugé trop rustique, trop vulgaire, par la bourgeoisie locale.

Après "le triomphe de la révolution", le chanteur entame sa carrière de musicien fonctionnaire. En 1989, invité du Cuarteto Patria d'Eliades Ochoa au Smithsonian Institute de Washington, il interprète pour la première fois Chan Chan, devenu depuis son titre fétiche, un standard, repris par une multitude de musiciens.

L'Europe le découvre en 1994, aux rencontres Flamenco y Son, organisées à Séville. L'année suivante, au même endroit, une fan française, Claire Hénault, décide d'organiser sa venue à Paris après son passage aux Allumées de Nantes consacrées à La Havane. Le festival n'aura pas lieu, les autorités cubaines, refusant l'idée de débats en présence de dissidents, n'autoriseront pas les artistes à s'y rendre, mais Compay Segundo et ses musiciens (Los Muchachos) se produiront pour la première fois à Paris.

Le chanteur va avoir alors 88 ans. Son histoire d'amour avec la France et sa nouvelle gloire commencent.

"Aujourd'hui, je suis âgé, donc on me demande souvent des conseils, confie-t-il à l'époque, cultivant son image de personnage sympathique et farceur, mais je tiens compte également de ceux que l'on me donne. Tout à l'heure, en rentrant, après le concert, je vais repenser aux conseils que m'aura donnés cette journée. J'essaie toujours de me montrer rigoureux, droit, sans contradictions. Je veux être comme un animal qui traverse l'eau sans avoir mouillé son pelage. Avant de me coucher, je fais systématiquement un bilan. Je récapitule jusqu'au moindre détail et, parce que je n'aime pas me laisser surprendre, je pense à ce que vais faire le jour suivant. Une fois libéré de tout ça, je passe à autre chose... je me consacre à l'amour."

Patrick Labesse

Le Monde daté du 16 juillet 2003


 
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © Le Monde 

Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la Licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions. Lire la Licence.