Quand on est une légende, cela induit parfois des effets douteux. Compay
Segundo, l'artiste cubain le plus connu du grand public, grâce à sa
participation au projet collectif "Buena Vista Social Club" et à
son titre Chan Chan, en savait quelque chose. Le lundi 7 juillet,
en France, le pays où sa carrière internationale a réellement pris son
envol au milieu des années 1990, une rumeur venue d'Espagne l'annonçait déjà
comme mort, alors qu'il se battait encore, chez lui, pour prolonger son
bonheur de vivre.
Il voulait faire mieux que sa grand-mère. Elle avait tenu, elle, jusqu'à
115 ans, déclarait-il en novembre 2002 à La Havane où il fêtait
alors son 95e anniversaire. Deux mois plus tard, toujours élégant et l'œil
pétillant, à la cafétéria du studio Abdala, situé dans un quartier chic
de la capitale, il fanfaronnait comme un jeune homme. Lançant des sourires
malicieux aux femmes de l'assistance, le chanteur réaffirmait son amour de la
France, sa passion pour Zola ("Un écrivain sincère qui écrivait
avec beaucoup de respect pour le peuple et dénonçait l'injustice"),
l'amour et les fleurs. Il évoquait ses projets de nouvel album qui devait
faire suite à Duets (East West), rassemblant des duos enregistrés
avec, entre autres, Khaled, Cesaria Evora, Charles Aznavour, Silvio Rodriguez.
Malgré cet indéfectible appétit de vivre, cet optimisme à tout crin qui
le caractérisaient, miné par une longue maladie l'ayant considérablement usé
ces derniers temps et contraint d'annuler une tournée d'été en Europe,
Maximo Francisco Repilado Munoz, dit Compay Segundo, s'est éteint à La Havane
dans la nuit du 13 au 14 juillet. Selon Dro East West, sa maison de
disques en Espagne, il a succombé à un arrêt cardiaque.
"Je ne m'imagine pas mourir un jour", écrit-il dans Clara
bella, l'une de ses anciennes chansons - reprise sur l'album Yo
Vengo Aquiet sur le double album Antologia (East West). On aurait
fini par le croire tant il savait se montrer persuasif. Passer un moment avec
lui, c'était prendre une grande leçon de bonheur.
Les secrets de sa joie de vivre ? "Le cigare, les fleurs, le
rhum et les femmes". "Je fume depuis l'âge de 14 ans,
c'est-à-dire l'époque où, pour aider ma famille, j'ai commencé à
travailler comme tabaquero, rouleur de cigares. Ce métier, je l'ai exercé
jusqu'à la retraite. Très tôt, tout en travaillant à la manufacture de
Santiago, j'ai fréquenté le monde des chanteurs trovadores. A un moment,
j'ai quand même laissé tomber un peu le travail du cigare, pour me consacrer
davantage à la musique. Je l'ai repris à la manufacture H. Upmann de
La Havane lorsque, avec Lorenzo Hierrezuelo, on a décidé d'arrêter
notre duo Los Compadres, créé en 1948."
Espiègle, malicieux, d'une stimulante compagnie, il était, affirmait-il
un brin cabotin, "le dernier des Mohicans, l'ultime représentant de
la grande époque du son", musique rurale apparue à la fin du XIXe siècle
dans la province de l'Oriente, à l'est de Cuba."Aussi longtemps que
je vivrai, je ferai tout pour qu'il ne tombe pas dans le sac de l'oubli. C'est
une musique tendre et romantique, tout le contraire de la salsa, qui manque
terriblement de cœur."
En novembre 1997, toujours gaillard et le sourire en coin, il avait fêté
ses 90 ans sur la scène du Théâtre national de La Havane. Un gala
organisé avec des invités de marque tel Silvio Rodriguez, brillant poète de
la nueva trova (la nouvelle chanson engagée, au vocabulaire poétique,
apparue à la fin des années 1960), des fleurs, des caméras, des médias
internationaux.
Tout cela était inimaginable seulement un an plus tôt. Compay Segundo se
produisait alors dans le restaurant d'un hôtel, à La Havane, chantant
pour des touristes ignorant tout de sa gloire passée. Né à Siboney, un
village côtier près de Santiago, le berceau du son, il acquiert le surnom
qui le rendra célèbre seulement à la fin des années 1940 à La Havane
où, avec Lorenzo Hierrezuelo, il crée le duo Los Compadres (Les Compères),
dans lequel il chante la seconde voix, dite "segunda".
Fils d'un conducteur de locomotive employé par la Compagnie des mines, il
aura joué auparavant de la clarinette dans la fanfare municipale de Santiago
puis au sein du groupe de Miguel Matamoros, où se révélera le chanteur
Benny Moré ; il aura côtoyé Sindo Garay, l'un des auteurs et interprètes
les plus célèbres de la populaire trova ;, il se sera fait fabriquer un
instrument à sept cordes doubles baptisé "harmonico", qui ne le
quittera plus.
Sa carrière de musicien commence en 1934, quand il rejoint La Havane
avec le chanteur Nico Saquito, puis au sein du Cuarteto Hatuey, créé par
Evelio Machin. Avec ce dernier, il part au Mexique, où il grave ses premiers
78-tours.
A leur retour, tous deux enregistrent avec le trio Cuba. Ce sera le premier
disque fait sur l'île. "En ce temps-là, raconte Compay Segundo, les
percussions étaient encore un peu mal vues à Cuba. Les gens préféraient
danser sur les valses, le danzon ; il y avait des clubs pour Blancs et
des clubs pour Noirs." Avant d'être admis dans les dancings de La Havane,
le son fut longtemps jugé trop rustique, trop vulgaire, par la bourgeoisie
locale.
Après "le triomphe de la révolution", le chanteur entame
sa carrière de musicien fonctionnaire. En 1989, invité du Cuarteto Patria
d'Eliades Ochoa au Smithsonian Institute de Washington, il interprète pour la
première fois Chan Chan, devenu depuis son titre fétiche, un
standard, repris par une multitude de musiciens.
L'Europe le découvre en 1994, aux rencontres Flamenco y Son, organisées
à Séville. L'année suivante, au même endroit, une fan française, Claire Hénault,
décide d'organiser sa venue à Paris après son passage aux Allumées de
Nantes consacrées à La Havane. Le festival n'aura pas lieu, les autorités
cubaines, refusant l'idée de débats en présence de dissidents,
n'autoriseront pas les artistes à s'y rendre, mais Compay Segundo et ses
musiciens (Los Muchachos) se produiront pour la première fois à Paris.
Le chanteur va avoir alors 88 ans. Son histoire d'amour avec la France
et sa nouvelle gloire commencent.
"Aujourd'hui, je suis âgé, donc on me demande souvent des
conseils, confie-t-il à l'époque, cultivant son image de personnage
sympathique et farceur, mais je tiens compte également de ceux que l'on me
donne. Tout à l'heure, en rentrant, après le concert, je vais repenser aux
conseils que m'aura donnés cette journée. J'essaie toujours de me montrer
rigoureux, droit, sans contradictions. Je veux être comme un animal qui
traverse l'eau sans avoir mouillé son pelage. Avant de me coucher, je fais
systématiquement un bilan. Je récapitule jusqu'au moindre détail et, parce
que je n'aime pas me laisser surprendre, je pense à ce que vais faire le jour
suivant. Une fois libéré de tout ça, je passe à autre chose... je me
consacre à l'amour."
Patrick Labesse