Polémique autour de la Foire du livre de La Havane
LE MONDE DES LIVRES | 21.02.02 | 18h33
La présence de la France, invitée d'honneur de la 11e édition de
la manifestation, est jugée "outrageante" par nombre d'exilés
cubains, dont les livres sont interdits, ce qui n'a pas empêché des auteurs et
éditeurs français de faire le voyage.
"Une compromission révoltante" : la présence de la
France, invitée d'honneur, à la 11e Foire du livre de La Havane (Le
Mondedaté 17-18 février), continue de susciter l'incompréhension
d'une partie de la communauté cubaine de Paris. "Il est paradoxal que
des éditeurs de la patrie des droits de l'homme se soient rendus sans
sourciller dans un pays où l'on brûle encore régulièrement des livres
interdits", note Laurent Muller, de l'Association européenne Cuba
Libre. "Le plus scandaleux est que tout cela se passait dans la
forteresse de La Cabaña, l'ancienne prison où furent torturés et exécutés
les opposants anticastristes au début de la révolution." Que cela
n'ait embarrassé personne montre "sinon la méconnaissance, du moins
l'hypocrisie du monde français de la culture". Laurent Muller
souligne, par ailleurs, que, "contrairement à l'Espagne, qui a pourtant
des liens importants avec Cuba, la France n'a pas fait libérer le moindre
prisonnier politique depuis six ou sept ans".
Nombre d'exilés cubains expriment eux aussi leur "tristesse". C'est
le cas de l'écrivain Eduardo Manet, de nationalité française mais Cubain
d'origine, qui se réjouissait de retrouver son île, et auquel le régime de
Fidel Castro n'a pas daigné accorder de visa. De la romancière Zoé Valdés,
tout aussi indésirable, et qui juge "outrageante" la présence
française à La Havane. Ou encore de l'écrivain Jacobo Machover, auteur
d'un essai sur la mémoire et le pouvoir publié en Espagne. Tous trois -
avec une centaine d'autres, dont Ileana de la Guardia ou Alina Fernandez, la
propre fille de Fidel Castro - figurent parmi les signataires d'un appel pour la
liberté d'expression à Cuba, diffusé clandestinement à plusieurs centaines
d'exemplaires pendant la foire.
"GAUCHISME PRIMAIRE"
Par solidarité avec ses auteurs, qui sont "tous des
dissidents", Actes Sud avait, cette année encore, boycotté la foire.
Beaucoup d'autres éditeurs français ont préféré, selon les mots de Michel
Duffour, secrétaire d'Etat auprès du ministre de la culture, ne pas ajouter au
blocus économique un embargo culturel. Gallimard, Le Seuil, Le Robert,
Jacqueline Chambon ou Anne-Marie Métailié, étaient à La Havane sous la
bannière de France Edition. La présidente de France Edition, Liana Levi, se
dit d'ailleurs "fâchée" de cette polémique : "Allons-nous
décider de mettre à l'écart des populations entières, de les priver du
contact avec nos livres, sous prétexte qu'elles ont des gouvernements qui ne
nous agréent pas ? C'est alors la moitié de la planète avec laquelle
nous n'aurions plus de relations ! Il y a certes des précautions à
prendre, mais France Edition est d'abord un instrument d'ouverture. Ce gauchisme
primaire m'insupporte."
A Cuba, les livres en monnaie nationale sont chers et les meilleurs ne
peuvent être achetés qu'en dollars. C'est pourquoi, vendus à 20 %
seulement de leur prix en euros, 6 000 ouvrages français se sont
vendus comme des petits pains, témoignant d'une faim de livres auxquels les éditeurs
ont aussi voulu répondre. A côté d'Astérix et des Mémoires
d'Hadrien, de Marguerite Yourcenar, dans la traduction de Julio Cortázar, "la
demande a surtout porté sur les dictionnaires -Castro ayant décidé que le
français devait devenir la première langue étrangère devant l'anglais-,
les méthodes de langue, l'édition pour la jeunesse et la littérature", précise
Jean-Guy Boin, directeur général de France Edition. Comme lui, Eric Vigne,
chez Gallimard, met l'accent sur le nombre d'ouvrages bannis qui ont pu passer
à travers les mailles des contrôles, mais aussi sur la quantité de livres
donnés aux bibliothèques indépendantes ou encore à l'Alliance française. "Etre
à la foire a permis de satisfaire la demande anonyme et de multiplier les
gestes individuels, toujours plus efficaces que les grands discours."
Parmi les auteurs français présents à Cuba (dont Jean-Claude Guillebaud,
Jean-Noël Pancrazi, Régine Deforges), certains, comme Pierre Bergounioux, sont
revenus plus enthousiastes que jamais pour le régime du Lider Maximo, ce qui ne
fait qu'aviver la colère des exilés : "La censure y est intolérable,
et l'on est frappé par la triste réalité d'un pays mis à genoux par le féroce
embargo des Etats-Unis. Mais j'ai été touché par le soin qu'on apporte là-bas
à l'éducation et à la santé des enfants - c'est-à-dire à la vraie richesse
d'un pays -, à la façon dont on s'évertue à maintenir des valeurs du
socialisme contre le néolibéralisme. On ne peut pas ne pas regarder Cuba comme
le dernier rêve de nos jeunes années. Dire que j'ai été à trente-deux mètres
de Castro lui-même !"
La polémique provoquée à Paris n'a guère eu d'échos à La Havane où
l'on souligne plutôt l'importance de l'événement culturel. Avec 300 000 visiteurs
selon les statistiques officielles, et 700 000 ouvrages vendus, la
foire, qui continue jusqu'au 11 mars dans 18 villes de province, "a
permis d'intéressants contacts entre jeunes auteurs et éditeurs étrangers",
juge Leonardo Padura, l'un des plus notables représentants de cette génération
d'écrivains restés dans l'île, sans compromission avec la culture officielle.
"Après plusieurs années de crise de l'édition cubaine, on assiste à
un rapprochement entre le public et le livre", ajoute l'auteur de la tétralogie
Les Quatre Saisons, publiée en France chez Métailié.
UNE "MAISON VICTOR HUGO"
Anne-Marie Métailié rapporte plus d'une quinzaine de manuscrits dans ses
valises et Patricia Gutierrez-Menoyo quatre-vingt trois. Fille d'Eloy
Gutierrez-Menoyo, une figure emblématique de l'exil qui a passé vingt-deux ans
dans les prisons cubaines après avoir rompu avec Fidel Castro, Patricia
Gutierrez-Menoyo a créé à Porto Rico une maison d'édition, Plaza Mayor, qui
publie des auteurs de l'île et de la diaspora afin de "construire des
ponts entre Cubains, où qu'ils vivent".
"Je ne pense pas que la liberté d'expression dépende des foires du
livre. Elle dépend des espaces que nous parvenons à gagner, de notre capacité
à ouvrir des portes. Ce qui a été fait est loin d'être négligeable,
contrairement à ce que disent Zoé Valdés ou Jesus Diaz -écrivains exilés
en Europe-. La liberté n'est pas une chose qui tombe du ciel, et, pour nous,
la foire est avant tout un espace où l'on peut acquérir des livres à prix
modiques et tenter de signer des contrats avec des éditeurs étrangers",
commente pour sa part Arturo Arango, un auteur de la même génération que
Padura.
Symbole de liberté par excellence, Victor Hugo, qui est d'abord pour les
Cubains "l'homme des grandes causes", était aussi à l'honneur
à Cuba. Au terme d'un accord signé durant la foire, une "Maison Victor
Hugo" sera ouverte au cœur de la vieille ville de La Havane. Elle
abritera une bibliothèque ouverte aux francophones. Parmi eux, plusieurs éditeurs
et auteurs martiniquais et guadeloupéens étaient d'ailleurs présents à La Havane
où les grands noms de la littérature antillaise d'expression française tels
qu'Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau ou Daniel Maximin ont été l'objet
d'hommages et de colloques.
Jean-Michel Caroit (à Saint-Domingue) et Florence Noiville
Le Monde daté du 22 février
2002
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