Cuba perd la tête pour l'antistar Polo Montanez
La Havane de notre envoyé spécial
Il distribue baisers et autographes, pose pour la photo souvenir. Une
bouteille de rhum circule de main en main. On l'entoure, le flatte, le
congratule. Dans la salle qui tient lieu de loge, Polo Montanez sourit de toute
cette effervescence autour de lui, savoure le moment avec un certain détachement.
Il vient de clore la sixième édition du Cubadisco, qui s'est tenue dans la
capitale cubaine du 20 au 26 mai. Ce Salon professionnel est organisé
depuis 1997 sous l'égide de l'Institut de la musique, ponctué de conférences,
de distributions de prix, façon Victoires de la musique, et de spectacles.
Conçu comme une vitrine de l'industrie discographique cubaine, le Cubadisco
attire les professionnels étrangers. Malgré la présence de la SGAE, société
de protection des droits d'auteur en Espagne, les Espagnols sont moins nombreux
cette année. Ils furent les premiers à prendre leurs marques lorsque le pays
s'est ouvert à partir de 1993 en autorisant l'usage du dollar dans les opérations
commerciales. "Un tassement dû peut-être à un certain engorgement du
marché en Espagne", explique Pedro de la Hoz, journaliste culturel à Granma,
l'organe officiel du comité central du Parti communiste cubain. On notera
tout de même cette fois encore la présence de nombreux observateurs,
producteurs et distributeurs venant d'Europe ou d'Amérique latine. "C'est
une occasion privilégiée d'essayer de comprendre le fonctionnement de la
production cubaine", souligne Dominique Leguern, directrice du Midem,
dont c'est la première visite au Cubadisco. "J'ai décelé chez les
Cubains énormément d'attentes par rapport à l'exportation de leurs
artistes."
Des attentes encore plus urgentes aujourd'hui, depuis que le tourisme, la
première source de devises du pays, a connu une chute vertigineuse après les
attentats du 11 septembre. L'espoir peut-il venir de la France ? Pas
évident, souligne le Franco-Cap-Verdien José Da Silva, producteur de Cesaria
Evora, qui a signé Polo Montanez sur son label Lusafrica. La poussée de fièvre
qu'a suscitée, ces cinq dernières années, la musique cubaine, née dans le
sillage du Buena Vista Social Club, est retombée. "Aujourd'hui, on a un
mal fou à organiser des concerts pour les artistes cubains de notre catalogue,
et les médias font blocage." Une production pléthorique, la
multiplication à outrance des concerts semble avoir débouché sur une certaine
saturation.
BOUCHE-À-OREILLE
"Pour Polo Montanez, le bouche- à-oreille suffira peut-être à créer
une rumeur favorable. Si l'on prend en exemple ce qui se passe à Miami
actuellement avec lui : bien qu'interdit de radio [en tant qu'artiste
vivant et travaillant à Cuba], il est numéro un des ventes dans tous les
magasins."
Manifestation prétexte à de nombreux concerts, le Cubadisco attire chaque
soir une foule conséquente au Parque Morro, de l'autre côté de la baie, face
à la vieille ville, quand la pluie ne vient pas jouer les trouble-fête. Que
les organisateurs aient choisi Polo Montanez pour l'ultime concert cette année,
rien d'étonnant. Alors qu'il présente au Cubadisco son nouvel album Guitarra
mia (disponible en France à la rentrée), il est la coqueluche de tous
les Cubains depuis plusieurs mois. Les radios le jouent en boucle, et rares sont
les chauffeurs de taxi qui n'ont pas sa cassette à portée de main. Démentant
ceux qui voient dans le rap et la musique électronique le futur de la musique
cubaine, Polo Montanez réunit toutes les générations.
Ce succès a presque valeur d'énigme. Sa voix ne bouleverse pas, il
n'invente rien, interprète des chansons sentimentales, du son, des boleros,
des guajiras, du guaguanco. Sur scène, il n'est pas de ces
artistes dont le charisme foudroie, il s'agite un peu pataud plus qu'il ne
danse. Mais il sait le secret des paroles simples qui vont droit au cœur, il a
l'art des mélodies fluides, familières dès la première écoute. Le visage
buriné, à la ville comme à la campagne coiffé du chapeau qui le protège du
soleil dans ses collines, pas fier pour deux sous, il est le prototype de
l'antistar. En moins d'un an, pourtant, "Polo des montagnes", de son
vrai nom Fernando Borrego Linares, a capté vers lui tous les regards.
"Le déclic est venu de Colombie", explique José Da Silva.
Il a rencontré Polo Montanez par hasard. C'était en 1999, non loin du coin où
celui-ci est né voilà quarante-sept ans. Dans un restaurant, à Las Terrazas,
un site touristique au cœur de la campagne verdoyante de la Sierra del Rosario,
à une soixantaine de kilomètres de La Havane. Il a été d'emblée séduit
par cet homme à la poignée de main chaleureuse, qui interprétait des chansons
entendues nulle part ailleurs. Point de Guantanamera, Lagrimas Negras et
autres Chan Chan, les habituels refrains au répertoire dans les
restaurants de Cuba, rien que ses compositions propres.
Trois mois plus tard, José Da Silva revient pour enregistrer le nouvel album
de l'Orquesta Aragon. Entre deux prises, "on en a profité pour mettre
en boîte Guajiro Natural, le premier disque de Polo". Une
maquette glissée dans la main du directeur de MTM, le distributeur en Colombie
de Lusafrica, et voilà bientôt l'humble paysan chanteur cubain, ancien bûcheron
reconverti dans la chanson, fêté en Colombie. "Les radios cubaines,
qui jusqu'alors faisaient peu de cas de sa personne, ont alors commencé à
s'intéresser à lui, poursuit José Da Silva. Quand il est passé à la
télévision, les gens ont découvert un type gai, sympathique, vrai. Tout le
pays a craqué."
Il fallait maintenant sortir le disque à Cuba, où le support de prédilection
des amateurs reste la cassette. "On a été confrontés à un problème
juridique. Les cassettes sont vendues en peso, la monnaie nationale. Les sociétés
étrangères n'ont pas le droit de faire du commerce dans cette monnaie. Après
des mois de tractations, mon distributeur cubain, Artex, a reçu l'autorisation.
Evidemment, entre-temps, les pirates avaient occupé le terrain."
En avril, cette année, Polo Montanez a effectué une tournée dans toutes
les provinces, se produisant à chaque fois devant des dizaines de milliers de
personnes. A Santiago, dans l'est de l'île, il a volé la vedette à l'une des
grandes figures musicales locales, Eliades Ochoa, protagoniste du fameux projet
collectif Buena Vista Social Club. "Il l'a mangé", dit cette Santiagueraanonyme
croisée au hasard des rues. Elle espère que l'homme restera toujours comme il
est, "un paysan simple et vrai".
Patrick Labesse
A voir et à entendre
Disques :
Guajiro natural, Polo Montanez, Lusafrica BMG.
Fanfare cubaine II, Banda de musica municipal de Santiago, Buda
Records-Universal.
Mi corazon y yo, Leyanis Lopez, Lusafrica - BMG.
Estoy como nunca, Eliades Ochoa, Virgin.
KmO, Sin Palabras, Naïve.
Tremenda Rumba, Maraca, Warner Jazz.
Emigrante, Orishas, EMI.
Sentire, Omar Sosa, Night & Day.
Concerts :
Polo Montanez le 21 juin à Antony, le 6 juillet à Bordeaux.
Celia Cruz le 29 juin à Paris (Zénith).
Eliades Ochoa le 4 juillet à Paris (Théâtre des Champs-Elysées), le 16
à Martigues, le 27 à Béziers.
Maraca le 5 juillet à Paris (La Défense).
Le Monde daté du 18 juin 2002
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