Dans les années 1980, le jazz en France comptait une dizaine de grands
orchestres créatifs. A leurs têtes, Martial Solal, Denis Badault, Laurent
Cugny, François Jeanneau, Antoine Hervé ou Luc Le Masne, compositeur et
fondateur de Bekummernis, nom emprunté à la cantate 21 de Bach, Ich Hatte
viel Bekummernis. Une aventure singulière par sa taille (une trentaine de
musiciens), son instrumentation non canonique (bois et percussions en nombre),
ses allers et venues dans le jazz, la chanson et la musique contemporaine.
Classement au rayon " inclassable ".
On pouvait y entendre une manière de faire sonner l'orchestre vocalement,
rappel des premiers pas musicaux de Le Masne (né le 26 mai 1950) dans des
chœurs, un mélange des codes inventif, l'écoute de cultures d'ailleurs, en
particulier du monde latino, que son nouvel ensemble Le Manacuba affirme. Un
orchestre franco-cubain que va découvrir la région parisienne après Cuba.
" On n'a jamais bien su me situer, constate Luc Le Masne. A
l'âge de vingt-trois ans, j'ai été littéralement appelé par le saxophone au
travers d'Archie Shepp, Sonny Rollins, Ornette Coleman ou Albert Ayler. J'ai arrêté
médecine et suis parti en Europe en jouant un peu partout. De retour en France,
j'ai participé à des groupes de rue, des fanfares, des collectifs
d'improvisation, de rock. Mais pas vraiment en soliste sur le devant de la scène.
Dans le jazz, c'est une position moins repérable. En ce qui concerne l'écriture,
j'ai appris par mes erreurs, au coup par coup, en fonction des besoins de mes
orchestres, pas par l'école théorique. "
C'est à la fin des années 1970 que Le Masne met en place Bekummernis.Il bénéficie
de ses premières commandes, dont celle de l'Etat lors du centenaire de la
naissance de Fernand Léger, en 1981. Plusieurs enregistrements deviendront des
références de l'écriture orchestrale. Bekummernis disparaîtra en 1992. Trop
lourd à gérer, trop coûteux. " J'y avais mis énormément. Je
voyais Beku comme une histoire sans fin. Le public était là, le regard
critique nous était très favorable. Un temps je me suis refermé. "
TROIS ANS DE TRAVAIL
Luc Le Masne passe à une forme plus légère, Terra Nova. On y retrouve des
anciens de Bekummernis, des jeunes solistes devenus importants sur la scène
actuelle : la clarinettiste Catherine Delaunnay, le saxophoniste et
clarinettiste Laurent Dehors, le batteur François Merville, le guitariste David
Chevallier, le vibraphoniste Vincent Limouzin... Autre histoire arrêtée. Puis
c'est un ensemble vocal, Anima, avant l'écriture d'un opéra, Les Marimbas
de l'exil, grâce à une bourse de la Villa Médicis. Le Masne découvre
le Mexique et l'histoire de la fondation de la ville de San Rafael par des
viticulteurs venus de Franche-Comté, argument de cet opéra.
Un voyage à La Havane, en 1997, ramène l'envie de diriger une grande
formation. " Du temps de Bekummernis, le trompettiste Guillermo
Fellove envoyait mes disques à Cuba. Ils étaient étudiés par les musiciens.
Bebo Valdes, le père de Chucho, qui a fondé Irakere, m'avait écrit qu'il
entendait dans ma musique ce qu'il aurait eu envie de réaliser, la souplesse
dans les mesures impaires, les racines européennes, le lien à l'expression
populaire. " A Cuba, la logistique, les structures,
l'administration apprennent la patience. Trois ans de travail et de négociations
seront nécessaires avant la création du répertoire en public, en juin 2000,
à La Havane et à Matanzas.
Le Masne a emmené des musiciens français sur l'île et a trouvé sur place
des solistes enthousiastes et bosseurs, pour qui l'orchestre n'était pas
uniquement la promesse d'un bon cachet. A l'Instituto Superior de Arte de La
Havane, Le Masne recrute aussi de jeunes instrumentistes d'un " niveau
phénoménal ". Près de trente musiciens, moitié Français,
moitié Cubains, forment, après quelques remaniements, la troupe de cette
Manacuba festive et raffinée, étrangère aux modes qui ont mis la musique
cubaine à toutes les sauces. " J'espère faire vivre cet orchestre
au moins quelques semaines par an, explique Le Masne. Mais c'est
clairement le dernier projet de cette envergure que je monte. "
Pourtant, dans ses cartons il reconnaît avoir les premiers jets d'une
symphonie.
Sylvain Siclier
Le Monde daté du 7 mars 2001
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