Hallucinant Arenas
Hallucinant : qui a une grande puissance d'illusion, d'évocation. Au
lecteur désabusé ou curieux d'un exemple, on recommande celui, éblouissant,
d'une œuvre devenue culte, Le Monde hallucinant de l'écrivain cubain
Reinaldo Arenas. Trois cents pages de figures instables et sidérantes, tirées
comme d'un puits sans fond des lacunes de l'Histoire. Ou plutôt d'une histoire :
celle du moine mexicain Servando Teresa de Mier, cet aventurier prédicateur des
XVIIIe et XIXe siècles " qui voulait faire frire le pape",
et fut lui-même un combustible de choix pour les feux des prélats qu'il frôla
souvent. Féroce partisan de l'indépendance mexicaine, il fut pour cela traîné
sa vie durant en diverses prisons d'Amérique et d'Europe par les puissants de
l'époque. Un réfractaire hors pair, donc, parfaite icône pour Reinaldo
Arenas, lui-même en butte à la censure artistique, sexuelle et politique du régime
castriste. Avec trois narrateurs discordants, dont lui-même et ce moine à tu
et à toi, Reinaldo Arenas a fait un roman : "total",
a-t-on souvent dit, "par trop de genres à la fois", comme le
rappelle son traducteur Didier Coste, "magique", a-t-on renchéri,
comme le réalisme ainsi qualifié, lorsqu'on lut le roman en 1969 en France,
envoyé sous le manteau depuis Cuba en plein boom de la littérature latino-américaine.
De la minutieuse invention du style au service des prodiges, des fantaisies
diaboliques et des cauchemars dont le roman est farci, il faut retenir
l'efficacité. "Vous venez d'un pays qui existera bientôt" :
ce mot adressé à Servando par la peu bégueule Mme de Staël, couchée elle
aussi dans ce livre, salue la puissance du roman, aussi révolutionnaire que des
faits d'armes, capable d'écraser et d'étendre espace et temps, moins total qu'"infini".
Après ce deuxième roman d'avant l'exil aux Etats-Unis en 1980, Arenas
continuera à amplifier et à chahuter amoureusement les modèles dont il
s'inspire. L'un de ses derniers romans, La Colline de l'ange, dont la rédaction
précédera de quelques années son suicide à New York en 1990, sera ainsi une
" parodie sarcastique et tendre" du roman
anti-esclavagiste Cecilia Valdes publié en 1882 par un compatriote,
Cirilo Villaverde, comme l'histoire d'un drame incestueux au cœur de Cuba. Dans
la réécriture d'Arenas, on rit aux larmes sur de l'infâme. Le scandale de
l'esclavage tourné en farce, les puissants en ridicule, et les basiliques en
cimetières kitsch témoigne de cette "somme d'irrévérences"
dont Arenas, déjà à bout de forces, approfondissait encore l'expression. Ici
l'art de l'ironie, vif et désinvolte, est à égalité avec celui de la
fantaisie, et en équilibre avec le lyrisme des amants, que, comme une relique
tantôt futile, tantôt sacrée, Arenas a conservée mais dispersée en
plusieurs voix - irréconciliables, bien entendu. "Ce n'est pas le roman
écrit par Cirilo Villaverde, avait prévenu Arenas, que je présente au
lecteur (chose évidemment inutile), mais celui que j'aurais écrit à sa place (...).
Libéré du souci d'une intrigue spécifique, on atteint l'essence pure de
l'imagination, donc de la véritable création."
Fabienne Dumontet
Le Monde hallucinant (El Mundo alucinante), de
Reinaldo Arenas (traduit de l'espagnol - Cuba - par Didier Coste ; éd.
Mille et une nuits, 296 p., 12 €). - La Colline de l'ange
(La Loma del angel), de Reinaldo Arenas (traduit de l'espagnol - Cuba -
par Liliane Hasson ; (Actes Sud, "Babel", 190 p., 7 €).
Le Monde daté du 22 novembre
2002
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