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Le Monde
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34, rue Tamarindo, La Havane
 

Un point de vue de l'écrivain Zoé Valdés, cubaine exilée en France
 
 
Mis à jour le jeudi 1er juillet 1999
 
 

A l'heure où, dans le cadre de la lutte antidrogue, les fonctionnaires américains commencent des négociations avec l'un des plus grands trafiquants de la planète, Fidel Castro, et tandis que Western Union reprend, au bout de trente-sept ans, ses envois de courrier et de mandats vers Cuba, il est bon de se souvenir que les exilés cubains expédient chaque année dans l'île, selon les chiffres de la Commission économique des Nations unies pour l'Amérique latine et les Caraïbes, quelque 800 millions de dollars.

En cette période encore où, dit-on, une cérémonie de l'Eglise évangélique a réuni en grande pompe 100 000 Cubains place de la Révolution. Et alors que le président des Etats-Unis médusé découvre que Castro exige, une fois de plus, la levée de l'embargo, accompagnée d'excuses, en le menaçant de détruire les Etats-Unis au moyen d'une puissante arme bactériologique... Mais cette affaire-là n'est que la trame romanesque de Smoke Screen ( Ecran de fumée) , le roman de Vincent Patrick qui vient de paraître. Aux yeux des experts, pourtant, l'histoire n'est pas dénuée de toute vraisemblance, étant donné l'épais mystère qui a toujours entouré les recherches de l'Institut biotechnologique de La Havane.

Au moment où l'on raconte toutes ces « belles » choses, hors de Cuba, je me demande, une fois encore, pourquoi les journaux ne parlent guère de ce qui se passe à l'intérieur de l'île, en particulier de cet événement majeur que constitue la grève de la faim menée au numéro 34 de la rue Tamarindo, à La Havane. 

Qu'on ne vienne plus dire, après cela, qu'à Cuba les gens ne font rien contre le régime. En fait, on n'en parle pas. Apprenez, mesdames et messieurs, qu'au numéro 34 de la rue Tamarindo, domicile de Migdalia Rosado Hernandez, le docteur Oscar Elias Biscet, Rolando Munoz Yobre, Marcos Lazaro Torres, William Herrera Diaz, Aida Valdés Santana et Leonel Morejon Almagro ont commencé, dans des conditions infrahumaines, le 7 juin dernier, une grève de la faim. Les grévistes de la faim veulent observer un jeûne de 40 jours afin de protester pacifiquement contre les 40  années de pouvoir dictatorial. Dans une lettre à Fidel Castro, ils demandent la libération des prisonniers politiques.

Un tel acte marque un « espace de liberté » au sens véritable, et non comme l'entendent les écrivains officiels, et autres pantins mercenaires du régime, qui utilisent cette nouvelle expression (cynique et presque drôle) chaque fois qu'à l'étranger ils tirent argument de leurs propres privilèges pour légitimer leur complaisance envers le pouvoir en place.

Des parents de prisonniers politiques, dont ceux de Vladimir Roca, l'un des journalistes emprisonnés pour leur contribution au texte La patria es de todos ( La patrie appartient à chacun) se sont joints au mouvement, ainsi que des personnes appartenant aux familles des victimes du remorqueur Trece de Agosto, des religieux, des membres de différents groupes politiques dissidents de l'intérieur et de l'extérieur, des personnalités indépendantes et, chose remarquable, des gens du peuple : 500 opposants, répartis dans toutes les provinces de l'île, ont observé des jeûnes de solidarité d'au moins six heures.

A présent que les initiateurs en sont à leur 4e semaine de grève totale, le fait revêt une réelle importance et devient digne de figurer à la « une » de la presse et des journaux télévisés. Pourtant, rien de consistant n'est dit à son sujet.

Depuis quatre décennies, une grande partie du monde et la plupart de ses gouvernements confondent la Cuba authentique et la politique de Fidel Castro. Cuba existait pourtant avant lui et connaissait un essor économique et culturel (en 1957, elle était le troisième pays développé d'Amérique latine, après le Brésil et l'Argentine).

Cuba n'est pas cette invention que les Barbudos et leur révolution se sont efforcés de créer. Elle est tout autre chose. Les Barbudos ont modifié ou effacé nombre de pages de notre histoire. Une foule de noms illustres et de faits ont disparu des manuels scolaires à l'usage des jeunes générations car ils faisaient de l'ombre à l'importance du mouvement révolutionnaire, qui d'ailleurs n'a pas eu pour chef le seul Castro, contrairement à ce que l'on voudrait faire croire.

L'Europe anti- yankee a pris la démentielle dictature castriste pour la Cuba anti-impérialiste de José Marti, au siècle dernier. Aujourd'hui l'Europe a changé. Les Etats-Unis aussi. Et Cuba reste prisonnière d'un cercle vicieux, avec un dictateur capable de déclencher une guerre mondiale, histoire de ne pas lâcher prise, de ne pas céder un iota de son pouvoir absolu. Mille fois, sous des aspects divers, Fidel Castro a déclaré la guerre au monde mais le monde a fermé les yeux.

Cuba ne mérite-t-elle pas le respect ou bien Castro est-il encore perçu comme un résistant solitaire et démuni qu'il faut soutenir au motif qu'il serait de gauche ? S'il est un résistant, c'est le peuple cubain, dont l'anti-impérialisme est bien antérieur à l'avènement de Castro.

Pour comprendre et respecter un pays, pour l'aimer et pouvoir en parler avec pertinence, il faut connaître en profondeur son histoire, sa culture. Dans leur approche de l'Europe ou de l'Amérique, les Latino-Américains, et tout particulièrement les Cubains, ont cette démarche. Notre culture et notre histoire ne se résument pas aux maracas, au tabac, au rhum, à la beauté sensuelle des mulâtres des deux sexes, ni aux rythmes pour se trémousser du derrière. Cuba, c'est cela, mais aussi, avant tout, une idée de l'indépendance forgée par plusieurs penseurs et écrivains, faite des sédiments de leur réalité, de l'expérience d'un écrivain comme José Marti et d'un poète comme Juan Clemente Zenea qui ne se sont pas immolés en vain. 

Comme les Européens ont leurs symboles, nous autres Cubains possédons de puissants emblèmes légués par nos ancêtres, hérités des pacifiques indigènes qui en furent les premiers habitants, de l'Espagne profonde et passionnée, de la secrète Afrique martyre. Voire de la France à la fois rationnelle et sentimentale (en ce qui concerne la partie méridionale de l'île), et même, avec une immigration certes plus réduite, de la persévérante Chine.

Les abus du castrisme sont innombrables. Que l'on se remémore quarante années de mensonge, de sacrifice et de supplice. Quatre décennies sans liberté d'information, passées à exacerber les pires tendances d'un nationalisme de pacotille au nom d'un antagonisme immuable qui, de nos jours, dans un climat démocratique, n'a plus aucune raison d'être. Crimes travestis en actes de justice populaire, exécutions, disparitions, persécutions et détentions d'intellectuels, de religieux et d'homosexuels. Multiplication des camps de travaux forcés (appelés sous d'autres latitudes camps de concentration). Expulsions massives de population par mer et par air lors des crises internes les plus aiguës. Noyades en masse d'êtres humains dans les flots. Deux millions d'exilés. Actes de terrorisme international. Interruption périodique par le biais d'actes de violence ou de terrorisme des pourparlers visant à normaliser les relations avec le gouverment des Etats-Unis.

A titre d'exemple récent, voir les éditoriaux du journal Granma, organe officiel du Parti communiste, seul parti possible, selon lesquels les organisations de masse (parmi lesquelles les Pionniers, c'est-à-dire les enfants) condamnent Javier Solana et l'OTAN pour crime contre l'humanité. L'article en question était accompagné d'un appel à la diffusion de cette accusation auprès des organisations de masse mentionnées comme signataires. Le procédé est limpide. Pendant ce temps-là, Ricardo Alarcon était envoyé aux Etats-Unis pour renouer les négociations. On peut douter qu'elles aboutissent dans le climat de tension créé par les autorités cubaines.

Je vais être encore plus directe. On a répété à des générations entières, à Cuba et de par le monde, que Nelson Mandela avait subi l'incarcération la plus longue de l'histoire contemporaine. Avec tout le respect que je dois au président Mandela, cette affirmation est à nuancer, même si je n'ai pas pour habitude de comparer les horreurs et si je ne crois pas qu'un an de plus ou de moins change quoi que ce soit en matière d'injustice. Mario Chanes, ancien assaillant de la caserne Moncada, membre de l'expédition du Granma et fondateur du Mouvement du 26 Juillet, a vu sa vie changer du tout au tout le jour où il s'est permis d'affronter Castro. Dans sa cellule, quelque part à Cuba, il a tenu trente ans sous les verrous. Il peut lui aussi prétendre au record d'emprisonnement. Vient ensuite Eusabio Penalver, compagnon noir du Che, qui passa vingt-huit ans dans les geôles castristes. Tous deux ont commencé à livrer en Italie et devant le Parlement français le témoignage de leur expérience.

Enfin, comme écrivain cubain, exilée depuis cinq ans, je demande que les grévistes de la faim du 34, rue Tamarindo suscitent un intérêt et un appui international, car ils luttent pacifiquement pour la liberté de notre pays. Vous pouvez faire beaucoup en ouvrant les yeux sur ces enfants, ces vieillards, ces hommes et femmes pris au piège dans une caricature de réalité, défigurée par la mégalomanie et la soif de pouvoir d'un dictateur qui a détruit des milliers de vies et converti en cauchemar le rêve d'émancipation de plusieurs générations.

Nous attendons que les moyens de communication du monde fassent en sorte que la douleur de Cuba soit enfin admise. Que soient identifiés ses véritables héros, autrement dit son peuple. Que soient reconnus les groupes de dissidence interne et externe, ainsi que les journalistes indépendants de l'île. Nous espérons aussi que, lors d'événements internationaux, l'opinion officielle du régime ne soit pas la seule répercutée mais que l'on écoute aussi ce que pensent les Cubains de l'exil. Tel est le sens de mon article : soutenir ceux qui luttent pour la liberté à Cuba et dans le monde. Pour qu'à l'avenir Cuba puisse appartenir à chacun de nous. Ainsi que l'ont écrit les quatre journalistes Marta Beatriz Roque, Felix Bonne, Vladimiro Roca et René Gomez dans le document qui leur a valu un emprisonnement injuste, la patria es de todos.
Zoé Valdés
(Traduit de l'espagnol (Cuba) par Carmen Val Julian.) 
Zoé Valdés, cubaine exilée en France, est écrivain. Durant une semaine, à partir du lundi 5 juillet (nos éditions datées 6 juillet), « Le Monde » publiera « Retour à Cuba », récit d'un voyage entre passé et présent, par François Maspero. 

Le Monde daté du vendredi 2 juillet 1999 


 
 
 
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