Notes du réalisateur Karim Dridi |
Je ne connaissais presque rien de Cuba et encore moins de sa musique qui passait pourtant à longueur de journée sur les ondes. J’avais envie de passer dans les coulisses, de l’autre côté de la scène, d’aller voir ce qui se cachait derrière cette mode musicale et ses clichés. J’ai demandé à mon ami Pascal Letellier, qui connaît bien Cuba, de plonger avec moi dans la grande île. Et, peu à peu, j’ai découvert que la musique à Cuba est une attitude, un état d’esprit. Elle est souvent synonyme de fête, mais elle est surtout le reflet éclatant de l’âme d’un peuple singulier et rebelle. J’ai cherché de manière instinctive à décrypter ses mystères, à observer sa force et son énergie vitale, à remonter ses sources pour essayer de mieux comprendre la magie qui anime ses musiciens, ses interprètes et tous ses compositeurs. Je partais sans aucun a priori, sans aucune thèse à démontrer, je partais uniquement attiré, aspiré, aimanté par la seule force du son et du boléro cubain. C’est en regardant mon film terminé que j’ai compris ce que voulait dire le peintre Erro, quand il disait : «C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche.» Je voulais réaliser un objet de cinéma avec, comme pour tous mes films de fiction, la même aspiration : emprisonner des moments, des instants d’accords et d’arrière-plans, des regards, des émotions. Bref, un aller-retour entre mon regard (le cinéma) et leur écoute (la musique). Un aller-retour dans les deux sens : entre la musique et le cinéma, les musiciens et le cinéaste, un champ contre champ entre l’homme et l’homme. Je voulais partir avec un maximum de disponibilité pour être présent dans ces moments magiques et les suivre pour en faire des séquences filantes, éclatées en fragments. Nous étions une équipe réduite à sa plus simple expression... Le film a été tourné au jour le jour, caméra vidéo à la main, un seul micro accroché à une perche. Peu à peu, mon regard devait se confondre avec celui de Gallo, présent à l’image. Le personnage central, c’est à la fois son corps et son regard. Ce film est un voyage musical et le voyage de Gallo s’est confondu avec notre propre dérive cubaine. C’était aussi la première fois que je filmais moi-même. C’était comme écrire à la première personne. C’était un travail physique. Le corps a beaucoup d’importance dans cette façon de faire, cet effacement volontaire. C’était comme une discipline de la disparition. On pourrait dire que le film a été tourné en dansant. C’est comme s’il était la danse qui va avec ces musiques impromptues, la plupart du temps improvisées : les pieds sur terre, le reste planant sur les rythmes ! Il s’est passé un truc assez unique entre moi à l’image et Michel au son. Le matériel qu’on avait était vraiment rudimentaire pour filmer la musique, mais on a expérimenté une sorte de fusion vraiment exceptionnelle. C’est comme ça, sans doute, que la précarité technique a été compensée par l’harmonie entre nous et la façon dont nous investissions l’espace avec justesse, je crois. Le son est figuratif et l’image danse. Ça n’aurait pas pu être possible si on n’avait pas été totalement admis et oubliés par les potes qu’on filmait. On a passé des journées entières chez les gens et on s’est sentis assez vite chez nous, légers et à l’aise. On ne faisait pas un film sur eux, mais un film avec eux. Les voisins qui passaient ne faisaient plus attention. Dans ce genre de pays, on ne s’étonne plus de rien ! C’est comme si on était fondus dans des décors ordinaires et le jeu était de regarder ailleurs ! A Cuba, plus qu’ailleurs peut-être, la musique est inséparable de l’alcool. Il y avait toujours des bouteilles de rhum qui traînaient du matin au soir. Au début, quand on filmait, il ne se passait pas grand-chose. On se tâte, on se cherche, on se teste et puis, l’énergie monte. Boum, c’est en place et la musique, l’énergie atteignent un point unique qu’il s’agissait de capter ; c’est comme faire l’amour. La force et le plaisir de la musique tiennent sans doute à la rencontre de ce moment fugace. Vite après, l’énergie retombe et l’ordre des choses reprend ses droits. C’est au moment où j’avais envie de tout arrêter et d’aller boire un coup avec les autres que le point unique était atteint. Il faut être là, à l’écoute et disponible tout le temps. Gallo, au départ, il nous touchait, c’est tout, mais il manifestait une telle attente, une telle lutte ancienne que la décision de l’embarquer avec nous, on l’a prise comme ça, sans en mesurer les conséquences. Il n’avait rien. Rien à se mettre, aucun bagage. Gallo s’est imposé au film en douceur ; il est devenu le «passeur» de «Cuba Feliz», celui par qui passe le courant de la vie. C’était son premier voyage à Cuba. Pour un peu, il aurait été aussi paumé que nous ! Ça a été une incroyable initiation. |