Jeux d’eau

   

 

    En 1947, Dulce María Loynaz publie un recueil de poèmes intitulé : Juegos de agua. Versos del agua y del amor, c’est-à-dire " Jeux d’eau ; Vers de l’eau et de l’amour ", une de ses œuvres les plus significatives et les plus chargées de symboles. Trois parties composent ce recueil : Eau de mer, Eau de rivière et Eau perdue.

    Vacances d’été - et poème de Victor Hugo - obligent, nous nous limiterons aux poèmes de la première partie : quinze poèmes plutôt courts, mais très denses et quatre petits textes en prose qui parlent de la mer, de l’amour, bien sûr, mais aussi de la femme, de l’appel du large et de l’attente de celui qui est parti, de la lumière et de l’éveil des sens.

    Si l’on met à part le poème introductif intitulé Jeux d’eau (l’œuvre de Ravel qui porte le même titre date de 1901, et cette " eau somnambule qui danse et marche sur le fil d’un rêve " y fait peut-être écho), le recueil commence de façon biblique :

Y primero era el agua… 
(Et au début était l’eau…)

référence implicite à la Genèse (" En el principio creó Dios el cielo y la tierra… y el Espíritu de Dios se movía sobre las aguas. ", ce que Segond traduisait par " Au commencement Dieu créa les cieux et la terre… et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. " et Chouraqui " Entête Elohîm créait les ciels et la terre… mais le souffle d’Elohîm planait sur les faces des eaux. "). Il s’agit d’établir l’importance et la prédominance de l’eau (C’est peut-être une évidence, mais il ne faut pas oublier que Cuba est une île :

Isla mía, ¡qué bella eres y que dulce !… Tu cielo es un cielo vivo, todavía con un calor de ángel, con un envés de estrella.
Tu mar es el último refugio de los delfines antiguos y las sirenas desmaradas.)

(Mon île, que tu es belle et combien douce ! Ton ciel est un ciel vivant, qui conserve la chaleur des anges et le revers des étoiles.
Ta mer est le dernier refuge des antiques dauphins et des sirènes égarées.)

    Le deuxième poème s’appelle justement Île :

Rodeada de mar por todas partes,
soy isla asida al tallo de los vientos…
Nadie escucha mi voz si rezo o grito :
puedo volar o hundirme…

(Assiégée de tous côtés par la mer,
je suis une île accrochée à la tige des vents…
Personne n’entend ma voix si je prie ou si je crie :
je peux m’envoler ou sombrer…)

    Du troisième poème (Dans l’aquarium), je retiendrai ces deux vers :

Allá lejos te busca en vano el viento
y te llama la voz de las mareas.

(Au loin le vent te cherche en vain
et la voix des marées t’appelle)

    Vient ensuite un texte en prose intitulé Mar cercado (Mer assiégée), qui, selon une thématique chère à Dulce María Loynaz, assimile le rapport aux êtres chers au rapport à la Nature :

la playa es siempre para morir. Mi playa de morir tú eres
(La plage est toujours pour mourir. Ma plage de mort, c’est toi.)

    C’est ensuite le thème du voyage qui, à partir de l’image de l’île assiégée par les eaux menaçantes, permet d’évoquer toutes les évasions :

Voy a hacer con mi esperanza
un barquito de papel…
Lo echo al mar… ¡Y que navegue !
que navegue…
¡Siempre habrá
para un barco de papel
algún puerto de coral !

(De mon espoir je vais faire
un bateau en papier…
Je le mets à l’eau… et qu’il navigue !
Qu’il navigue…
Il y aura toujours
pour un bateau de papier
un port de corail !)

    La même osmose entre les sentiments et les sensations se retrouve dans Cuando vayamos al mar (Quand nous irons au bord de la mer) :

Cuando vayamos al mar
yo te diré mi secreto :
me envuelve, pero no es ola…
Me amarga…, pero no es sal…

(Quand nous irons au bord de la mer
je te dirai mon secret :
il m’enveloppe, mais ce n’est pas une vague…
Il me fait pleurer…, mais ce n’est pas le sel…)

    Un très beau poème intitulé Estribillo del amor de mar, évoque l’attente des femmes séparées de l’homme qu’elles aiment, partis au loin, mais tout amour n’est-il pas une vaine attente, tout amour n’est-il pas " un amour de mer " ?

La mujer que ama un amor de mar
tiene finos barcos en fuga detrás
de los ojos claros como de cristal.
No mira de frente ni quiere mirar…

(La femme dont l’amour est en mer
a de petites barques fuyantes derrière
ses yeux clairs, semblables au verre.
Elle ne regarde pas en face et ne veut pas regarder…)

    Mais, comme je n’ai pas l’intention de commenter tous les poèmes de ce merveilleux recueil, nous terminerons avec deux textes qui méritent une attention particulière, l’un parce qu’il est, après Eternidad, un des poèmes les plus fameux de son auteur (Presencia) et l’autre, parce qu’il est à mon avis une des œuvres les plus réussies de Dulce María Loynaz (Marinero de rostro obscuro).

    Presencia est assez court pour que je me permette de le citer en entier :

La niña ciega
quiere saber
como es el mar :
Desde la orilla
tiende su mano
trémula y palpa
el agua, que se escurre entre sus dedos.
La niña ciega se sonríe…
¿Sabrá ya
- mejor que yo, mejor que tú… -
cómo es el mar ?

(La jeune fille aveugle
veut savoir
comment est la mer :
Sur la rive
elle tend sa main
tremblante et touche
l’eau qui s’écoule entre ses doigts.
La jeune fille aveugle sourit…
Saurait-elle
- mieux que moi, mieux que toi.. -
ce qu’est la mer ?)

    Quant à ce " marin au visage sombre ", il me fait penser à ce marinier de nos chansons traditionnelles dont les jeunes filles hésitaient à emprunter la barque, mais à qui elles rêvaient de donner un bouton de rose…

Marinero de rostro obscuro, llévame
en tu barca esta noche… ¡Y no me digas
dónde vamos !

Marinero de rostro obscuro, nunca
me digas dónde voy ni cuándo llego :
¡Qué son para mí, ruta ni hora… !
Serás como el destino, mudo y ciego,
cuando yo, frente al mar, los ojos vagos,
de pie en la noche, sienta una ligera
y lánguida emoción por la lejana
playa desconocida que me espera…

(Marin au visage sombre, emmène-moi
dans ta barque cette nuit. Et ne me dis pas
où nous allons !
---
Marin au visage obscur, jamais
ne me dis où je vais ni quand j’arriverai :
qu’importe pour moi le trajet et l’heure… !
Tu seras comme le destin, muet et aveugle,
quand face à la mer, les yeux perdus,
debout dans la nuit, je sentirai une légère
et douce émotion à cause de la lointaine
plage inconnue qui m’attend…)

    Il faut lire Dulce María Loynaz.