Le cigare, un projet
politique
Modes de vie. Symbole autant du
grand capital que de la révolution cubaine, le havane, dans sa quête
de perfection, transcende les clivages
Mis à jour le vendredi 3 décembre
1999
Suave, délicat, ou bien âpre
et terreux comme le sol, unique au monde, de la Vuelta Abajo ; subtil,
élégant, rond et délicat au toucher, corsé
ou noir, majestueux, triomphant même s'il est un churchill, alors
le cigare est synonyme de liberté, généreux et sincère
comme les bonnes têtes des torcedores (rouleurs) de la fabrica
Partagas à La Havane. Combatif et confisqué par la revolucion,
grandiose
comme le Che, ou bien bourru et empli de certitudes comme un landlord dans
le fumoir de son club du Strand à Londres ou un magnat de la viande
dans le Chicago des années 20, à moins qu'il ne soit fiché
au bec d'un Al Capone hilare au temps de la prohibition... En cette fin
de siècle, cinq cents ans après sa découverte, tel
est le havane, comme il était hier encore, insolent sous le nez
épaté de Vendredi et des Indiens Taïnos de Cuba.
Le succès du havane en France
est récent. Un renouveau, plus qu'un succès, si l'on s'en
tient aux chiffres publiés par le magazine L'Amateur de cigare.En
1900, on consommait en France 720 millions de cigares, y compris les cigarillos,
contre 15 millions aujourd'hui. On recense en France trente-cinq clubs
« officiels » d'amateurs de cigares, plus ou moins sponsorisés
par les marques, qui regroupent 1 300 adhérents et sans doute beaucoup
plus si on comptabilise les groupes identifiables par les sites qui fleurissent
sur le Web. Ils ne sont parfois que l'alibi d'une activité commerciale
parallèle, et, là comme ailleurs, l'amateur devra être
prudent dans ses achats et ne faire confiance qu'à des enseignes
connues, tant la contrefaçon est généralisée.
IMAGE BROUILLÉE
L'image du havane a longtemps été
brouillée. Symbole de la victoire, avec Churchill, au moment de
la Libération, cliché du banquier ennemi de classe au temps
des campagnes présidentielles en images, ou bien souvenir des héros
de la revolucion cubaine , son image, en mosaïque, est
plurielle. « Il n'y a guère que le cigare qui civilise
le capitaliste », admettait Karl Marx. Un propos auquelpourraient
souscrire aujourd'hui le secrétaire national du Parti communiste,
Robert Hue, Patrice Carvalho (PC, Oise) et Julien Dray (PS, Essonne), tous
trois membres du Club des parlementaires amateurs de havanes (CPAH). Ce
club compte aujourd'hui soixante-dix-neuf députés et dix-neuf
sénateurs, un ministre en exercice - Claude Bartolone -, d'anciens
représentants du peuple comme Pierre Mazeaud, aujourd'hui membre
du Conseil constitutionnel, au total près de deux cents personnalités,
dont plusieurs femmes, Sylvia Bassot (DL, Orne), Béatrice Marre
(PS, Oise), Catherine Génisson (PS, Pas-de-Calais), Odile Saugues
(PS, Puy-de-Dôme).
C'est André Santini (UDF, Hauts-de-Seine)
qui créa ce club en 1989, avec ses deux complices Pierre-André
Wiltzer (UDF, Essonne) et Pascal Clément (DL, Loire). Renaud Guillot-Corail,
élu parisien, grand chancelier, assure l'intendance. Un club ouvert
à tous les groupes politiques, mais « où on n'entre
que par délation », précise malicieusement son
«
président à vie », le maire d'Issy-les-Moulineaux.
L'objectif du club - «
Fumer moins, mais fumer mieux » - se mêle au sentiment
partagé que le cigare relève aujourd'hui d'un art de vivre.«
Notre unique ambition est de promouvoir le plaisir du cigare »,
assure André Santini, soucieux par ailleurs du développement
de la démocratie à Cuba et dénonçant l'anachronisme
de l'embargo. Ce club est une parenthèse dans la vie politique,
une cohabitation en forme de volutes, une sorte de récréation
bon enfant dont la principale manifestation est la journée d'études
annuelle à Genève, le premier jeudi de juillet, avec conférence,
dégustation, repas et visite des caves de Gérard père
et fils, le célèbre marchand genevois. Soixante-dix parlementaires
français en goguette accueillis par le chancelier d'Etat dans la
cité de Calvin, un événement unique marqué
cette année par l'édition d'une jarre en porcelaine frappée
à l'enseigne du club pour son dixième anniversaire.
GLOIRE ET INFAMIE Le
plaisir du cigare, pourtant, n'est pas aisément partagé,
et, dans les lieux publics, il suscite chez les non-fumeurs une exaspération
bien compréhensible. Regrettons, avec les vrais amateurs, que l'usage
du fumoir dans les restaurants ne soit plus aussi répandu qu'il
l'était au XIXe siècle. L'hostilité au tabac n'est
pas nouvelle ; glorifié puis interdit, le tabac connut en Europe
un sort fluctuant entre drogue et plante d'ornement. « Gentlemen,
à présent vous pouvez fumer », s'écria
le fils aîné de la reine, le futur Edouard VII, en apprenant
la mort de la reine Victoria, qui avait interdit l'usage du tabac à
Buckingham.
Le salut viendra-t-il de l'intérêt
nouveau que les biologistes portent au tabac, ou de l'attention que n'ont
cessé de lui manifester les botanistes ? Dans son récent
ouvrage La Cannelle et le panda (Fayard, 1999, 350 p., 120 F, 18,3
), Jean-Marie Pelt, à son corps défendant, vient au secours
du tabac en dressant le portrait du véritable inventeur de la «
feuille indienne », André Thevet (1503-1592), dont Jean
de Léry et Jean Nicot usurpèrent les découvertes.
Une réhabilitation qui est aussi un plaidoyer en faveur des leçons
de la nature au moment où, avec la génétique, l'homme
s'engage dans la voie incertaine des rapports de domination sur la vie.
Le goût du cigare, auquel s'intéresse
une nouvelle catégorie de jeunes consommateurs, désormais
connaisseurs et exigeants, n'est peut-être qu'une belle histoire,
la possibilité infinie de toutes les combinaisons, celles
propres aux sens gustatif et olfactif, celles qui font rêver, celles
qui permettent de visiter en poète le paradis terrestre, celui-là
même où vivait le bon sauvage de Jean-Jacques Rousseau.
Une façon de signifier, là
où on peut aussi ne voir qu'un inutile et scandaleux raffinement
qui blesse la misère du monde, que le tabac, par le soin quasi écologique
apporté à la confection des inimitables puros de la Vuelta
Abajo, entretient la nostalgie d'une civilisation perdue encore capable
de faire partager son sens de la perfection. Ce à quoi s'emploie
pour sa part la modeste cigarière de La Havane, comme les Indiens
d'Amazonie observés, ou rêvés, par Claude Lévi-Strauss,
dans les années 30, au Brésil.
Jean-Claude Ribaut
Les nouveaux San Cristobal à la
Nuit de l'amateur
La 5e Nuit de L'Amateur de cigare, qui
a lieu samedi 4 décembre au Carrousel du Louvre, doit rassembler
«
les amoureux du puro désireux de savourer en toute impunité
leurs chères vitoles »,annonce Jean-Paul
Kauffmann, directeur de la rédaction de L'Amateurde cigare. Les
quelque mille participants dégusteront les créations de Jean-Pierre
Vigato, Emile Jung et Christian Conticini. Mais les vedettes de la soirée
seront les deux vitoles de la nouvelle gamme San Cristobal, qui ont été
présentées le 19 novembre à La Havane, à l'issue
du sommet ibéro-américain. San Cristobal de La Habana était
le nom donné à la capitale cubaine par les Espagnols, le
16 novembre 1519. Pour marquer ce 480e anniversaire, la nouvelle marque
présente une série de quatre vitoles dédiées
aux fortifications qui protégeaient la ville : El Punta, La Fuerza,
El Principe, El Morro. Ce sont ces deux dernières, de format «
robusto » et « double-corona », aux arômes assez
doux et comparables à ceux de Trinidad, qui devraient être
présentées le 4 décembre. La date de leur commercialisation
en France n'est pas encore fixée.
Le Monde daté du vendredi
3 décembre 1999
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