"La Mort d'un bureaucrate" : Keaton, Kafka, Castro
Film cubain de Tomas Gutierrez Alea.
"La Mort d'un bureaucrate", de Tomas Gutierrez Alea |
D.R. |
Avec Salvador Wood, Manuel Estanillo, Silvia Planas. (1 h 25.)
Pour qui a fait ses classes en lisant l'Histoire du cinéma mondial de
Georges Sadoul, La Mort d'un bureaucrate, de Tomas Gutierrez Alea, n'est
pas un titre inconnu. Erigé au rang de classique du cinéma cubain, le film, réalisé
en 1966, n'est pourtant jamais sorti en salles en France jusqu'à maintenant,
alors que son auteur, mort en 1996, a depuis été découvert par un public plus
large avec des œuvres comme Fraise et chocolat (1994) ou Guantanamera(1996).
Le cinéaste fut, par ailleurs, le fondateur de l'Icaic (Institut cubain de
l'art et de l'industrie cinématographique).
La Mort d'un bureaucrateest une comédie féroce et burlesque à la
fois, qui raconte les déboires d'un homme acharné à obtenir un permis
d'exhumer le corps de son oncle, enterré avec son bulletin de travail, pièce
indispensable à l'obtention d'une pension pour sa veuve. L'exhumation nocturne
et sauvage du cadavre à seule fin de reprendre le précieux document, suivie
d'une impossibilité de remettre celui-ci dans la tombe à défaut d'un
authentique permis d'exhumer qui justifierait le fait qu'il en soit sorti, entraîne
une série de péripéties prenant l'allure d'un chemin de croix pour le héros.
Transporté de bureaux en bureaux, soumis à de longues heures d'attente
inutiles parce qu'il lui manque toujours une pièce essentielle, le personnage
suit un parcours que le cinéaste accentue souvent de quelque détail grinçant
et caricatural.
Mise en boîte d'un système bureaucratique poussé jusqu'à l'absurde, le
film de Tomas Gutierrez Alea est d'abord un catalogue d'hommages et de
citations, une manière de revitaliser l'héritage du burlesque américain.
Harold Lloyd, Buster Keaton et surtout Laurel et Hardy sont salués par
diverses poursuites et une scène de bagarre générale dans un cimetière. Mais
le souvenir du surréalisme bunuélien est également convoqué par l'appel à
des scènes oniriques et anticléricales (filmées au ralenti) tout droit
sorties de L'Age d'or.
UN COMIQUE SINGULIER
En altérant son projet satirique d'un humour macabre très efficace, Tomas
Gutierrez Alea introduit par ailleurs une dimension particulière, modelée par
une culture de la mort qui devient source d'un comique singulier : le
squelette en papier pendu au rétroviseur du corbillard, le chien sortant du
cimetière avec un os dans la gueule, les vautours s'agglutinant autour du
cercueil, l'enfant chantant Happy Birthday devant quatre cierges
surmontant un cercueil.
Dans sa description de la bureaucratie, Tomas Gutierrez Alea, avec une
certaine acuité, parvient à passer de la critique de son contenu formel, par
le biais de ce que l'on pourrait désigner, un peu facilement, comme une fable
kafkaïenne (la description d'un comportement administratif absurde), à la définition
d'une couche sociale dont le récit désigne clairement (le directeur du cimetière)
la nocivité parasitaire.
Jean-François Rauger
Le Monde daté du 6 mars 2002
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