Le festival Banlieues bleues s'achève sur un concert du chanteur et
du pianiste.
MUNICH de notre envoyé spécial
Commencée à Barcelone et passant par Munich, une tournée défraie la
chronique : le Joao Bosco et Gonzalo Rubalcaba Project. Les chansons les
plus incisives, les plus touchantes ; les improvisations les plus déliées,
au sommet de ce que le jazz peut encore promettre ; la parole la plus
exacte sur le monde tel qu'il va - plus un quartet qui renoue franchement avec
la danse et l'émotion des rues. L'accord du chanteur brésilien et du pianiste
cubain a quelque chose de surprenant (lusitanie-hispanité face à l'Amérique),
de pas évident par les temps qui courent (musique populaire - jazz ;
publics et circuits séparés), quelque chose de très inattendu, et pourtant de
parfaitement naturel.
Sur scène, le groupe le plus débridé de l'heure. Gai, savant, mélancolique,
inventif, dansant. Rencontre de musicien à musicien sans calcul. Ce qui change
quelque peu la donne. De tous les poètes depuis Joao Gilberto, Joao Bosco (Ouro
Preto, Brésil, 1945) est de loin le plus guitariste et le plus grand conteur.
Le jazz n'est pas un style, c'est une pensée. C'est à quoi l'on pense quand
ils attaquent O Ronda Da Cuica : Bosco perché sur son tabouret
noir, Rubalcaba (La Havane, 1963) aux commandes d'un Bösendorfer douze
cylindres. Un Portoricain de vingt ans, Carlos Enriquez, notons le nom dans les
tablettes, à la basse (pour le groove) et à la contrebasse (pour le swing) :
jouant, comme à la grande époque, un peu en avant du temps. A la batterie,
autre grand Cubain fidèle à Gonzalo, Ignacio Berroa (motoriste, pendant des
années, de Dizzy Gillespie). Tempo d'enfer et gaieté à tous les étages. Pour
décor et territoire, un club élégant de grand hôtel à Munich, le
Bayerischer Hof NightClub, mi-taverne mi-boîte de nuit.
HISTOIRE DE PIRATE
Enchaînement : une ballade coulée, cette lenteur de l'Amazone et du
Guadalquivir, la paresse divine des grands fleuves, Senhoras do Amazonas. Là-dessus,
séquence en solo de Joao Bosco : Bosco, sa voix d'Afrique et sa voix de
Bahia, sa voix d'enfant aux quatre-vingt-huit voix, sa voix de femme, de
vieillard et d'homme qui porte les âmes en peine, sa voix du Nordeste, sa voix
détimbrée de Rio, et ce cri déchirant, surjoué, drôle et pathétique comme
une histoire de pirate, O Corsario, l'une des dix chansons du siècle.
"Quand il joue, c'est tout le peuple noir qui entre avec sa voix, la
voix noire du peuple noir, j'entends sur le champ la forêt d'Amazone et ses
jungles", dit Rubalcaba. A quoi Bosco renvoie : "Gonzalo,
c'est un observateur. Il voit la musique de la planète, il sait tout : par
sa formation classique, son expérience auprès des grands jazzmen, il a tout
appris, mais il observe le monde de la fenêtre cubaine. Ce qui est fort chez
lui - parce que c'est là, sans être le but -, c'est sa sensibilité aux
musiques des peuples. Avec la plus grande science." L'entente de ces
deux voix venues de l'hispanité pour l'une, de la langue portugaise pour
l'autre - accord plus chatouilleux et moins évident qu'on ne croit -, la voix
de l'Afrique et de ses mystères pour chacun, une attention spéciale au monde,
à la vie du monde, aux politiques du monde, leur culture précieuse allée bien
au-delà de la musique, sont leur secret. Mais le fond des secrets, c'est la
musique qui les contient tous.
Une élégance, un sens de la courtoisie qui conduisent Bosco à faire la
pompe sur les chorus, et change Rubalcaba en accompagnateur de luxe - avec
impros fulgurantes, mais avec de petites phrases aussi, un art du contrepoint,
parfois une trouvaille, un appui... Second acte, Tico-tico no fuba,
emballé comme des enfants courent dans la rue. Puis une séquence d'émotion
stricte sans chantage, Desenho de Giz, et un Desafinado dont
l'intro brille, aussi baroque que celle que Rubalcaba donne à Caravan. Avec une
humilité pointue et une indécidable drôlerie. Comme pour dire : vous
voyez, l'histoire de l'improvisation, de la voix, de la mise en jeu des jazz, de
l'Amérique et des Suds, ce n'était que ça.
Ce groupe est la meilleure nouvelle du jazz depuis des années. Le sud des Amériques
indique la direction. Au moment où tout un chacun cherche, non sans angoisse,
sa piste dans la panique agressive des grands ou des petits labels ; à
l'instant où le public, plus que jamais, est froidement tenu pour une cible
(Artaud : "Nous sommes une humanité inculte menée par un cheptel
réduit mais intarissable d'initiés"), quelques musiciens, guetteurs
de la gaieté et de l'impossible, continuent de faire signe. Que ceux-ci, Bosco
et Rubalcaba, viennent de l'autre Amérique, celle qui ne domine pas, qu'ils
n'aient à proposer que leur talent, leur chaleur, leur histoire, qu'ils ne dédaignent
pas de jouer le plus simple avec les armes les plus sophistiquées, est un signe
parfait.
Francis Marmande
Disques. Joao Bosco, Na es quina, 1 CD EpicSony ;
Charlie Haden et Gonzalo Rubalcaba, Nocturne, 1 CD Universal (à
paraître le 15 avril).
Le Monde daté du mardi 3 avril 2001
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