Cuba : ce 20-Mai qui nous manque, par Guillermo Cabrera
Infante
La révolution est bien entendu terminée. Un fœtus mort-né. Dès le
17 avril 1961, jour où l'Opportuniste Maximo se déclara avec fracas socialiste
(ou communiste), il gagna le pouvoir absolu mais perdit la révolution.
Voilà cent ans, le 20 mai 1902, naissait la République de Cuba. La République,
notre république, a perduré, en dépit des solutions de continuité les plus
perverses. Cuba, telle que la rêva José Martí, si elle est une île, l'île
dite Merveilleuse, ou plutôt un archipel, n'a jamais atteint son épanouissement
ni, même, son accomplissement. L'idée platonicienne de la république - en réalité
une idée de Socrate, selon Platon - est que celle-ci est une création et que,
comme tout ce qui est créé, elle est vouée à la destruction.
Selon l'idée socratique, la dégénérescence de "l'Etat
parfait" et de "l'homme parfait" (autant dire de "l'homme
nouveau") aboutit à la pire des dégradations : "la
tyrannie" et "le tyran". Platon introduisit dans son
dialogue la république presque à la manière d'un ventriloque utilisant
Socrate pour marionnette. Pour Platon, l'âme est immortelle. Il décrit la
nature de cette vie immortelle et il termine par une anecdote macabre sur le
fils d'Arménios, qui, après douze jours passés au royaume des morts, revient
à la vie pour raconter ce qu'il a vu dans l'autre monde.
Nous autres Cubains, et pas seulement ceux qui vivent ou sont morts en exil,
mais aussi les Cubains de Cuba, qu'ils soient morts ou morts-vivants comme des
zombies, pourrons un jour raconter ce que nous avons vu - autrement dit souffert
et enduré dans cette autre vie qu'est la mort. Heureusement, l'île, Cuba, est
toujours là pour le centenaire de sa création historique, et elle demeurera grâce
à la géographie, qui est plus déterminante que l'histoire, car l'histoire que
certains veulent écrire avec une majuscule n'est rien d'autre qu'un livre appelé
histoire, tandis que la géographie condamne à une sorte d'éternité, voire à
l'Eternité.
C'est justement Marti qui a dit, à la manière socratique, "du tyran
dis tout" et, pour clore sa phrase en parfaite épigramme, "dis
plus encore".
Le tyran de Cuba, à présent qu'il renonce (mais ne dénonce point), nous
propose un monstre politique : Marti. Mais Marti, le suicidaire, ne put
voir la république ni mettre en pratique ses théories, lui le poète doublé
d'un homme politique qui commençait toujours ses discours par une phrase
devenue sa devise et son programme : "Avec tous et pour le bien de
tous." Autre poète d'une autre île, William Butler Yeats est l'auteur
dans une autre langue d'un jugement terrible intitulé The Second Coming.
Ce poème préfigure La Havane actuelle dans ses premiers vers : "Les
choses s'effondrent ; le centre ne peut pas tenir"; puis vient la
description de tant d'agitateurs professionnels : "L'anarchie pure
et simple se déchaîne sur le monde." Il a même la prescience du
terrorisme : " La marée rougie de sang se répand, et
partout/la cérémonie de l'innocence est noyée." Pour conclure sur ce
verdict : "Les meilleurs n'ont aucune conviction/ tandis que les
pires débordent d'une intensité passionnée." Après tant de vérités
révélées, à quoi bon mentir ?
Quand j'étais enfant à Gibara, dans la province d'Oriente, bourgade
estivale et fière, mais malencontreusement située - toujours la géographie -
à 40 kilomètres de Banes, où naquit Batista, et de Biran, où naquit
Fidel Castro (trio de villages qui fut baptisé "le triangle des
Bermudes", trouvaille ingénieuse d'un journaliste remarquable qui
vit où ?... je vous le donne en mille : à Miami), quand j'avais 6 ou
7 ans, j'entendais dire pour saluer une fête réussie : "On
dirait un 20-Mai !" Ce ne fut que plus tard que j'appris que cette
phrase était une noble invention pour continuer de célébrer le 20-Mai, une fête
fixe commémorant l'indépendance de Cuba.
Mais Cuba n'était pas une fête, et elle commit bon nombre de ces erreurs
que commettent toutes les républiques (dont l'espagnole) où dans l'air de la
liberté se glissent des relents méphitiques qui l'empoisonnent. Il y eut des
engagements non tenus et une vie promise, comme toujours, après l'arc-en-ciel.
Cela ne présageait pas le paradis mais les temps terribles des dictatures et
des caudillos que les historiens s'empressent encore d'encenser : "Les
cinq premières années du gouvernement (élu) de Machado furent très
bonnes." Mais Machado essaya ensuite de se perpétuer au pouvoir avec
le machadisme, et les années 1930 connurent, outre la crise mondiale, la faim,
la misère et la peur. Machado fut renversé et, la tragédie devenant une farce
hongroise, il s'enfuit de Cuba. Le grand criminel et sa clique de tueurs s'étant
évaporés, il ne restait sur place que des retardataires, qui furent exterminés
comme des rats enragés.
L'un de ces retardataires est dépeint de main de maître pour la première
fois dans une nouvelle de Lino Novas Calvo, le plus havanais des écrivains
cubains, quoique né en Galice : dans La Noche de Ramón Yendía, le
personnage persécuté est seulement coupable dans son imagination. Paranoïa ?
C'est possible. Mais je sais d'expérience que le délire de persécution existe
uniquement sous des cieux où la persécution est délirante : au début et
à la fin du régime de Batista, et quand Fidel Castro, après avoir promis tout
et son contraire par son fatal mot d'ordre "La patrie ou la mort", s'empara
de la patrie pour distribuer la mort à tout un chacun, au nom du mal commun,
par les exécutions, les emprisonnements, la faim et la soif de liberté. Car,
comme il se plaît à le répéter, prêchant à des convaincus : "La
révolution est généreuse."
La première chose que fit Castro, ce fut de supprimer la fête du 20-Mai
pour la remplacer par les anniversaires et slogans de la propagande : le
26-Juillet -date de l'assaut contre la caserne Moncada en 1953, fête
nationale officielle- et le 1er-Janvier -entrée des "Barbudos"
à La Havane, 1959- où il avait coutume de tonner ses semonces (le verbe tronar
s'est popularisé à Cuba comme synonyme de "liquider
quelqu'un" physiquement ou politiquement), pour indiquer que la menace
était imminente et conçue pour tous, comme le socialisme.
Bien qu'il soit haut de taille et se prenne pour un magnifique athlète (nul
ne le contredira, d'ailleurs personne n'a jamais reproché à Néron d'être un
mauvais musicien - sauf Pétrone, mais on sait ce qui advint de l'auteur du
Satiricon, poussé au suicide en guise de dernière volonté), il
ressemblait souvent au nain du Quichotte qui, hissé à la fenêtre d'une
auberge, menaçait des pires châtiments qui voulait l'entendre.
Une fois au pied de la tribune - sa fenêtre à lui -, il lui
arrivait, en bon élève des jésuites, de joindre religieusement le geste à la
parole. Il justifiait ses crimes après coup, le Lider Maximo ayant toujours
pour chacun quelque faute majeure. Au début du XXe siècle, les Cubains
chantaient une chanson : "Il nous manque une voix, hélas,/ la voix
de l'oiseau moqueur cubain,/ de ce frère martyr/ qui s'appelait Marti." Une
fois l'oiseau moqueur - le rossignol cubain - disparu, surgit la buse
ou, mieux, l'épervier chasseur de poules, avec son cortège habituel de faucons
et de vautours. Cuba est retournée à ses origines : terre de la culture
de l'esclavage, on y cultive aujourd'hui l'esclave. Le mot mayoral ("contremaître")
n'a pas changé de sens : "N. masc. Sur toute l'île, ce terme
s'applique uniquement à l'homme blanc chargé du commandement... Là où il y a
d'autres employés blancs, le mayoral leur est supérieur en autorité et
pouvoir sur la plantation... Le mayoral se reconnaît à son fouet..." (Esteban
Pichardo, Diccionario provincial de voces y frases cubanas o Novísimo
Pichardo, La Havane, 1836).
Une conga républicaine mise au goût du jour avait ce refrain : "Coupe
la canne sans broncher,/ v'la le mayoral qui fait claquer son fouet." Pichardo
rectifie dans une note en bas de page : "Le présent vocabulaire
fut composé en pleine période de l'esclavage africain à Cuba et sous le régime
politique des Espagnols, maîtres absolus." (Plus ça change, plus
c'est la même chose, n'est-ce pas ?) La note en rajoute : "Le
mayoral n'utilise plus le fouet, mais certains portent un revolver à la
ceinture."
Je n'ai pas vu, comme la plus intellectuelle des répliques de Blade
Runner, des choses que vous ne croyez pas ou ne voulez pas croire. J'en ai
vu d'autres : par exemple, la vérité. Or, pour citer Aldous Huxley et Le
Meilleur des mondes, "grande est la vérité mais, sur le plan pratique, le
silence de la vérité est meilleur encore". Comme le dit
l'interlocuteur de Blade Runner, que nul ne voulait croire quand il prétendait
avoir vu de terribles rayons dans l'ombre de la porte de Tannhaüser, l'un de
ces moments ne se perdra pas dans le temps "comme des larmes dans la
pluie" - et ce n'est pas l'heure de mourir mais de voir, d'écouter
et de ne pas se taire.
J'ai vu le mayoral suprême se lever de son siège central pour prendre la
parole et se retourner pour retirer son ceinturon et poser le pistolet sur la
tribune comme qui livre, testicules sur table, son axiome : "Dans
la révolution, tout. Contre la révolution, rien." Mais il est une
autre version, perverse sans doute, selon laquelle "c'est en 1988 que
Fidel Castro s'est rendu compte que la culture doit être objet d'horreur... je
veux dire d'honneur" (que celui qui n'est pas d'accord tende le cou).
Un an plus tard, il fusillait le général Ochoa pour un délit monté de toutes
pièces. Assassinat probablement considéré comme l'un des beaux-arts.
La révolution est bien entendu terminée. Un fœtus mort-né. Dès le 17 avril
1961, jour où l'Opportuniste Maximo se déclara avec fracas socialiste (ou
communiste, car ceux-ci gouvernaient déjà en douce tout Cuba, et leurs
dirigeants furent les commissaires de la guéguerre connue sous le nom
d'invasion de la baie des Cochons), il gagna le pouvoir absolu mais perdit la révolution.
Le reste n'est qu'escarmouches, perdues ou gagnées (ou gagnées puis perdues,
comme en Angola).
Selon le poète élisabéthain Christopher Marlowe, Méphistophélès était
davantage un magicien enclin aux déguisements les plus divers qu'un être
diabolique. En réalité, nous avons vu à la télévision deux vieillards déguisés
de la façon le plus théâtrale. Chacun a joué son rôle : Carter, piètre
acteur, cache à peine qu'il ambitionne la postérité contemporaine de Prix
Nobel de la paix, tel un écrivain briguant le gros lot littéraire ; Fidel
Castro, toujours excellent dans ses divers rôles interprétés avec une égale
maestria.
L'ancien slogan répété à l'unisson par les castristes de tous les pays "Yankees
go home !" s'agrémente aujourd'hui du dernier cri en matière de
graffiti : "Yankees, please come back !" Le chant
d'amour remplace le chant de haine, sur un ton tout aussi désespéré. La ville
vouée aux gémonies par les castristes et les néocastristes qui sont l'écho
de Fidel Castro, comme ces écrivains cubains qui sont des fonctionnaires de
l'Etat (et l'Etat, à Cuba, chacun sait qui c'est), La Havane, était au dire du
Maximo le bordel des touristes américains. Elle est aujourd'hui un bordel
global, ouvert à tous les touristes, porteurs de dollars s'entend. Comme naguère,
mais en pire.
Aujourd'hui, on a le droit de payer les produits américains en dollars
sonnants et trébuchants, mais Cuba doit des millions à l'Argentine et elle ne
paie pas. Elle doit aussi au Mexique et même à l'Espagne, vivant toujours à
crédit, et pourtant - qui l'eût cru ? - à Cuba on donne
absolument tout pour 1 dollar, et même plus.
Le jour où j'entendis Levi, pour les intimes dont je fus, le professeur de géographie
Marrero pour les autres, il déclara sans lire de notes ni beugler des horreurs
depuis la tribune improvisée d'un restaurant cubain de la petite Havane que
Cuba s'était remise des désastres si dévastateurs de la fin du XIXe siècle,
et qu'au XXe, après le passage de Machado par l'économie, la morale et la législation
cubaines, il lui avait fallu moins de dix ans pour redevenir une nation prospère
dotée de la Constitution modèle de 1940. Qu'en serait-il après le passage de
notre Attila nouvellement attifé ? Le jeu de mots est de moi, mais il vous
suffit d'allumer le poste de télévision pour voir le Dr Castro en top
model, tour à tour en costume civil croisé, en guayabera curieusement
blanche, voire en tenue de joueur de base-ball ! Le tout dessiné par lui-même,
comme autant de déguisements, le temps de laisser quelques jours au vestiaire
son uniforme de général qui a perdu toutes les batailles - sauf
l'offensive de la pomme de terre et la guerre contre les moustiques.
Reconnaissons que c'est un acteur hors pair qui joue aussi bien Machiavel que Méphisto.
Mais j'en reviens une fois encore aux adieux pleins de générosité de Levi
Marrero. Après un bref bilan des dégâts causés par la guerre de Fidel Castro
contre les Cubains, il affirma sa confiance en la capacité de Cuba, de tous les
Cubains, pour surmonter les désastres de la paix (cyclone, raz-de-marée,
guerre civile occulte ou déclarée contre tous les pays, du Venezuela à la
Bolivie, par fantoches interposés, ou en Afrique où il fut un Rommel de télécommande).
Finalement, quand Fidel Castro viendrait à disparaître comme Franco, comme
Staline, dans son lit, Cuba allait recouvrer sa géographie propre. Levi dit à
la fin qu'il ne verrait peut-être pas ce jour, et il mourut effectivement peu
après, mais que nombre de ceux qui étaient présents ce soir-là à ce qui
devait être sa dernière cène allaient voir ce jour. Il n'en doutait pas une
seconde. Moi non plus, et j'espère que, si je ne le vois pas, les Cubains
pourront le voir. Car si les tyrans diffèrent, ils ont tous une même fin.
Guillermo Cabrera Infante, écrivain cubain, vit en
exil.
Traduit de l'espagnol (Cuba) par Carmen Val Julián.
© El Pais.
Le Monde daté du 24 mai 2002
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