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Dominique Le Guilledoux |
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: rendez-nous Elian ! |
Mis à jour le lundi 21 février
2000
Dans une rue du Vedado, un quartier
de La Havane, un homme à cyclomoteur désigne les salades
et les oignons qu'il transporte au-dessus de sa roue avant : «
Je viens de donner des infos aux flics. Voilà ce qu'ils
m'ont donné. » Il rit de sa blague, regarde par terre
pour éviter les nids -de -poule. Plus loin, Miguel,
vingt-quatre ans, se promène. Il fait partie de la police spéciale
que le régime vient de mettre en place. Il a un salaire de 840 pesos,
soit 273 francs par mois. Un médecin gagne moins de la moitié.
« La vie est dure à La Havane, dit-il. C'est une
période difficile, ça fait quarante et un ans que c'est une
période difficile. » Sa fiancée, étudiante
en criminalité, le fusille du regard. Le jeune homme se reprend
: « Cuba est un des meilleurs pays au monde pour y vivre. On s'y
sent libre. »
Plus loin, près du Capitole,
Carmen, quatre-vingt-six ans, traîne un chariot rempli de bouteilles
d'eau. Elle vient de se faire déloger du parc central par des policiers.
Elle marche. Au fur et à mesure qu'elle parle, les larmes lui montent
aux yeux. Sa fille habite en banlieue, trop loin, elle ne la voit plus.
Elle dispose d'une carte d'approvisionnement : quatorze oeufs par mois,
3 kilos de riz gratuits. Elle doit vivre avec les 49 pesos de sa pension.
49 pesos : 16 francs par mois, l'équivalent de 2 kilos de tomates
sur le marché. Carmen vend de l'eau aux passants quand il
n'y a pas de policiers.
A l'entrée du Grand Théâtre
national, les policiers, prévenants, entourent les personnes âgées.
Quelques-unes ont du mal à marcher, mais elles semblent heureuses,
déjà tout excitées par le spectacle. Elles portent
le tee-shirt sur lequel est imprimé un grand portrait d'Elian, retrouvé
inanimé, accroché à une bouée, le 25 novembre
1999, par les gardes-côtes américains. La mère d'Elian,
qui s'était embarquée avec son fils dans un bateau de fortune,
périt en mer. Le garçon a été recueilli par
deux grands-oncles et des cousins vivant à Miami. Inondé
de cadeaux, inscrit à une école, épié par les
médias ( Le Monde du 7 et daté 23-24 janvier
2000), il est devenu malgré lui le symbole de la communauté
des exilés cubains de Floride, qui réclament à cor
et à cri la délivrance d'un visa pour l'enfant, malgré
la décision des services d'immigration et de naturalisation (INS)
américains de renvoyer l'enfant auprès de son père
à Cuba. L'affaire est portée devant la justice fédérale,
qui devait se prononcer le 22 février. A Cuba, le père, divorcé,
employé dans un hôtel à Cardenas, ne cesse de réclamer
son retour. Le régime de Fidel Castro organise tous les jours un
meeting ou une manifestation dans une des villes du pays.
Aujourd'hui, c'est au tour des vétérans
de soutenir les deux grands-mères d'Elian, qui ont fait le déplacement
à New York pour rencontrer leur petit-fils et dire tout haut qu'il
doit « regagner sa patrie ». Les deux grands-pères,
eux, sont là. La salle du Théâtre national est pleine
à craquer. Un gardien de voitures blague dehors : « Après
dix jours à New York, les grands-mères d'Elian, elles vont
paraître plus jeunes. Pourquoi ? Parce que là-bas elles mangent
! » A la tribune, une oratrice déclare : « Le
sourire d'Elian nous manque, nous voulons que ce sourire revienne. »
La foule scande : « Rendez-nous Elian ! Rendez-nous Elian ! »
Le petit-fils d'un général de la guerre d'indépendance,
au siècle dernier, fait une tirade. « Je suis là
pour crier la grande douleur devant ce crime : mettre un enfant en prison
comme si c'était un animal sauvage. Le crime de changer sa télé,
ses artistes, ses dessins animés, ses camarades d'école.
» La salle écoute en silence : « Enrouler le
drapeau américain autour d'Elian est un acte vil. Quelle honte !
» Applaudissements. « On veut donner à cet enfant
ce qu'il faut pour son bonheur. Nous qui avons fait la guerre avec le Che
! On est ici parce qu'on aime la révolution, on aime Fidel, on aime
le peuple. » La salle applaudit de nouveau.
Dans les rues de La Havane, personne
ne prête attention à la retransmission du meeting sur les
deux chaînes de télévision et à la radio. Sur
une place, près du port, deux métis s'engueulent : «
Avant la révolution, il y avait plus de racisme qu'aujourd'hui.
- Tu rigoles, il est là, il se cache. Tu le vois dans le travail,
partout. » Sur un mur, un slogan officiel : « Toujours
rebelles ! » Un autre : « Ici, on ne veut pas de patrons
! » La révolution, « Fidel est le seul à
y croire. Il l'a faite avec douze hommes, il doit encore se raconter tout
ça », dit l'un des deux hommes. « Mais non, il
ne se souvient de rien », répond l'autre. Un pêcheur
a attrapé un petit requin. Un autre pêcheur réfléchit
tout haut sur Elian : « Comme père, je crois qu'il doit
revenir. Comme homme, je crois au destin. S'il a réussi à
atteindre les Etats-Unis, son destin est de vivre aux Etats-Unis. »
Plus loin, dans le jardin José-Marti,
les passionnés de base-ball discutent de leurs joueurs favoris à
l'ombre des palmiers. L'un d'eux, vendeur ambulant, murmure, en se cachant
du regard des policiers : « Tout le monde pense qu'Elian doit
revenir chez son père, mais tout le monde cherche à partir.
Je gagne 141 pesos par mois [45 francs] . Qu'est-ce
que je fais avec 141 pesos ? C'est tellement la merde ici que, si tu trouves
une vieille étrangère, tu l'épouses, tu ne réfléchis
pas, tu t'en fous. »
A la terrasse d'un café, une
Cubaine est attablée en compagnie de trois touristes italiens. A
l'intérieur, la télé diffuse l'enregistrement d'une
émission de la Fox, une chaîne américaine. Une sorte
de « show des records » : dix-huit personnes entrent dans une
voiture, un homme s'enfonce une mèche de perceuse dans le nez, un
autre ingère du lait qu'il fait sortir par l'oeil. Dehors, un vieux
gardien de voitures lave un pare-brise et dit : « Si Elian avait
été noir, on n'aurait pas fait toute cette histoire. »
Dans le quartier du Vedado, au premier
étage d'une maison, une pièce commune a été
aménagée sur une terrasse. Marta et Carlos se balancent sur
un fauteuil à bascule. Deux bouteilles de rhum viennent d'arriver.
Des voisins, José et Rodrigo, rappliquent. Tout le monde rit
à écouter Juan Carlos, l'enfant de la maison, réciter
qu' « Elian est triste, il ne peut pas retourner à Cuba
». On en redemande, et le petit garçon de trois ans et
demi s'énerve : « J'aime beaucoup cette patrie, j'aime
beaucoup Fidel. Mon rêve, c'est de recevoir un baiser de lui. »
Son père, Carlos, jette un peu de rhum par terre pour satisfaire
les esprits, selon le rite afro-cubain. Un voisin est encore tout secoué
d'avoir été interpellé par les policiers : «
Ils m'ont confondu avec un autre. Ils m'accusaient d'avoir séquestré
des enfants. » Les autres se moquent de lui : « T'étais
bourré, ça t'a réveillé... » Deux
hommes se disputent à propos d'un sac de poissons vendu sur le marché
parallèle. Un autre revient de la plage, un peu éméché.
ON boit du rhum, on fume des
cigarettes à plusieurs. On allume la radio en espérant un
peu de musique, mais c'est au tour des paysans de dénoncer «
la mafia de Miami qui manipule Elian comme une marchandise ».
On éteint, on se moque de Rodrigo, le seul à travailler.
Il conduit un camion de ramassage d'ordures. Tout le monde l'appelle le
« Lion ». « Alors, le Lion, ça va, le
Lion ? Ça va, le travail ? » Les autres vivent de petits
trafics. Un jour, ils ont récupéré des vieux violons
pour les vendre à l'étranger. Carlos touche quelques commissions
dans le permutero, l'échange des droits de jouissance des
appartements. « Ici, tu peux vivre sans travailler »,
dit fièrement Carlos. « D'accord, l'alimentation et les
transports, c'est un problème. » Ses yeux s'allument.
« La révolution, j'adore ! » Un voisin ajoute
: « La révolution, oui, mais sans le communisme ! »
Carlos cherche ce que peut bien signifier la révolution aujourd'hui
à Cuba. « Je sais pas. C'est ce qui m'a donné la
vie, l'éducation, la santé... » Le petit garçon
amuse une nouvelle fois les adultes en chantant une chanson pour Elian
: « Petit prince, dans ta maison sûre, tiens fort ma main
et on va conquérir l'avenir. »
Dans le quartier du centre, Fernando
et Theresa, eux, s'apprêtent à aller chercher leur petit-fils
à l'école. « Tout le monde devient fou avec Elian.
A l'école, ils leur font un vrai lavage de cerveau »,
déplorent-ils. Hauts fonctionnaires à la retraite, ils vivotent
dans leur appartement, subissent les coupures d'électricité,
plusieurs heures par jour, les fuites de gaz. « On a décelé
des matières fécales dans l'eau du robinet. On nous dit que
ça va s'arranger. » A soixante-dix ans, ils se sentent
trop vieux pour s'exiler. « J'aurais vingt ans, oui, tout de suite,
concède calmement Theresa. Pourtant, nous ne sommes pas des contre-révolutionnaires.
» Une fille, partie en Europe, leur envoie de l'argent. «
On ne pourrait pas vivre autrement. Emigrer, c'est l'obsession de tout
le monde. Le gouvernement retient les gens en interdisant à leurs
enfants de quitter le territoire cubain. »
Juan, un intellectuel, en est, lui,
tout bouleversé. Une amie a pris sa décision. Elle fait partie
d'une famille de « gens bien, éduqués. Ils ont une
belle maison, ils ont profité un certain moment de la révolution
». Elle est scientifique, comme son mari, exilé au Mexique
depuis deux ans. Elle vient de saisir une occasion pour le rejoindre.
Elle laisse sa fille, âgée de dix ans, à Cuba.
Les grands-parents s'en occuperont. « Elle ne sait pas quand elle
va la revoir. Elle sait que sa fille n'a aucun avenir ici. La logique est
inhumaine, mais elle assume. Peut-être que, dans cinq
ans, la fille rejoindra ses parents. Rien n'est sûr. »
La douleur des familles éclatées, « tout le monde
l'a à Cuba, et, une fois de plus, Fidel a réussi à
renverser la situation en accusant l'autre, les Etats-Unis, d'être
responsable de tout ça », conclut-il en colère.
ELIAN est un « alcool
», pense une autre opposante cubaine, « c'est une façon
de sortir de la réalité ». La moitié du
pays s'est arrêtée de travailler pour aller aux manifestations,
« les gens sont pointés, ils sont obligés d'y aller
», on mobilise les bus, on fait des affiches, de grands panneaux
de propagande à l'effigie d'Elian, « on exacerbe le nationalisme,
on oublie tous les problèmes, on détourne l'attention du
peuple - mais aussi du monde entier - des droits de l'homme, de l'absence
de liberté à Cuba ». Sa fille quitte la maison
à 5 h 30 chaque matin pour rejoindre en auto-stop son école,
à 15 kilomètres de là.
Le dirigeant du Mouvement de libération
chrétienne, Oswaldo Paya, a été arrêté
le 25 janvier. Un des militants de l'organisation, visiteur de prison,
reste effaré par le nombre de personnes interpellées et détenues
pour des petits problèmes de droit commun. « Ça
va du voleur de cigare à des ouvriers qui tentent de sortir un peu
de matériel des usines. Un gamin a emprunté une voiture pour
faire un tour ; il s'est pris trente ans. »
Il voit grandir son enfant de dix ans.
« Je mesure le conditionnement idéologique à l'école.
Ils obligent les enfants à lire le journal, à regarder la
télé pour en discuter le lendemain. Au début de la
classe, ils parlent de politique pendant dix minutes. Je ne peux pas intervenir,
je ne veux pas lui expliquer la réalité, ce serait une trop
grande contradiction, j'aurais peur qu'il ait des difficultés à
l'école. » En même temps, son fils réalise
que « le système ne fonctionne pas, qu'il faut des dollars
pour acheter à manger ». Il le voit épouser «
la double morale, la double pensée, comme tous les Cubains ».
Un propriétaire de paladars,
ces petits hôtels-restaurants privés qu'affectionnent les
touristes, considère, lui, qu'il était vital pour le régime
de faire « une piqûre de rappel antiaméricaine ».
Le changement est « dangereux », dit-il : «
Si tu gagnes ta vie, tu t'en fous, du système. Je préfère
Fidel à quelqu'un qui mette le pays dans l'anarchie. »
Dans les rues de La Havane, Elian est
devenu un slogan : Elian comme « Estoy LIbre, Aprenden a Nadar
». Traduction : « Je suis libre, apprenez à nager.
» On se demande si, derrière cette histoire, Fidel ne prépare
pas une ouverture massive des frontières afin de lâcher un
peu de lest. On se plaît à murmurer qu'Elian est le nouveau
messie des musulmans : « Le Coran parle d'un enfant qui viendrait
par la mer, entouré de dauphins. Or les gardes américains
ont vu des dauphins auprès de la bouée. » Certains
pensent que Michael Jackson a déjà versé 2 millions
de dollars à l'enfant. Tout le monde parle d'une cassette vidéo
d'Elian à Miami, qui circule clandestinement depuis un mois.
Dans une allée du cimetière
Colon, Maria se recueille devant la tombe de sa mère, enterrée
il y a cinq mois au-dessus de trois autres corps. Sur une dalle est inscrit
un numéro. Maria a écrit le nom de sa mère à
la craie. Maria a dû débourser 800 pesos (260 francs) pour
que sa mère repose deux ans dans ce caveau collectif. Dans deux
ans, Maria le sait, si elle n'a pas d'argent, sa mère rejoindra
la fosse commune.
Dominique Le Guilledoux
Le Monde daté du mardi 22
février 2000 |