Cuba : une impossible
guérison
De livre en livre, Jésus Díaz ne cesse d'évoquer
son pays, qu'il a quitté en 1991 pour l'Espagne. A l'instar de son
personnage, réfugié à Miami, il s'interroge non sans
humour sur l'exil
PARLE-MOI UN PEU DE CUBA (Dime algo sobre Cuba) de Jésus
Díaz. Traduit de l'espagnol (Cuba) par Jean-Marie Saint-Lu, Métailié,
236 p., 105 F (16,01 euros ).
Mis à jour le jeudi 7 octobre 1999
On attendra quelque temps encore le premier roman non
politique de Jésus Diaz. Ou plus exactement le livre dont les démêlés
avec le régime castriste ne soient pas le centre de gravité,
d'une manière ou d'une autre. Interrogé sur ses projets,
ce talentueux romancier cubain annonçait, à l'automne 1998,
une grande histoire d'amour où les choses de la cité n'interviendraient
presque pas. Ce qui aurait eu un goût de nouveauté chez cet
exilé fou de son pays, dont une phrase signalait avec humour les
obsessions dans La Peau et le Masque (1) : « Voilà
trente-cinq ans que la politique, comme la mer, entoure, lèche et
pénètre Cuba de toutes parts. »
A moins d'écrire sur une autre région du monde, il n'est
guère possible d'échapper à ce poison d'autant plus
tenace qu'il joue presque autant sur l'amour et sur une certaine forme
de nostalgie que sur la haine. Même lorsqu'on habite en Espagne,
comme c'est le cas de Jésus Díaz. Parti de La Havane en 1991,
après que l'un de ses essais sur Cuba eut été violemment
attaqué en haut lieu, le romanciercontinue de nourrir ses livres
au rude lait maternel. La Havane, ses bruits, ses odeurs, son langage aussi
sont les éléments essentiels d'une oeuvre où le regret
le dispute à l'humour. Tous ingrédients fortement présents
dans Parle-moi un peu de Cuba, son dernier livre traduit en français.
A partir d'une idée de film conçue par deux de ses amis,
Jesus Diaz a écrit un scénario. La chose n'avait rien d'exotique
pour cet homme que ses déboires politico-littéraires ont
jeté dans les bras du cinéma au milieu des années
70, et qui n'en est jamais tout à fait sorti. Le film est tombé
à l'eau, mais la pâte qui avait servi au scénario n'a
pas été abandonnée, puisque Jésus Díaz
l'a remodelé pour en faire un roman. Un roman sur Cuba, bien entendu,
même si son héros a pris la poudre d'escampette en direction
des Etats-Unis.
Toute l'histoire de Staline Martinez, qui déteste son prénom
mais ne parvient pas à s'en défaire, tient dans cette valse-hésitation
entre Cuba et la liberté, entre l'amour de la patrie et celui d'une
vie « normale ». Sur une terrasse de Miami, coincé
derrière une palissade qu'il ne peut franchir sous aucun prétexte,
Staline se remémore les circonstances qui l'ont amené là.
A savoir chez son frère aîné Lénine, dit Leo,
exilé à la fois de sa patrie et de son prénom véritable.
Léo, donc, force Staline à se laisser griller au soleil de
Floride pour avoir l'air d'un vrai balsero, c'est-à-dire
d'un réfugié cubain venu par la mer - les seuls que les Américains
acceptent sans discussion.
Dans un va-et-vient très cinématographique, Jesus Diaz
déroule les tourments du prisonnier sur la terrasse, et sa vie antérieure
à Cuba. De Miami, on ne voit rien, juste quelques lumières
par-dessus la palissade. Et si Staline se trouve bien plus enfermé
là, au pays de la liberté, qu'à La Havane, cela contribue
justement à accentuer l'ambigüité qui fait tout l'intérêt
de ce livre. Lui-même exilé, en délicatesse avec le
régime cubain, Jésus Díaz se garde bien d'exalter
les vertus du grand air américain. Ni les Cubains de La Havane ni
ceux de Miami - traditionnellement séparés par plus qu'un
bras de mer : pas mal d'acrimonie - ne devraient pouvoir s'autoriser de
son roman pour célébrer leur cause. Ce qui fait déjà
un bon point en matière littéraire.
L'autre aspect très intéressant tient dans la description
de la vie à Cuba. Avec un humour féroce et beaucoup de vitalité,
Jésus Díaz décrit ce monde où tout manque -
et plus encore que cela. Non seulement le savon, le dentifrice, la nourriture,
les moyens de transports et l'électricité, mais aussi la
dignité la plus élémentaire. Celle qui va avec la
liberté. Dans ce monde-là, les médecins deviennent
portiers, les dentistes serveurs et les professeurs se prostituent, à
la recherche d'une maigre manne en dollars - distribuée par les
touristes, qui pourront ressentir un certain inconfort à la lecture
de quelques passages. N'empêche. En dépit de tout cela, le
livre tourne autour d'une question lancinante, que l'auteur s'est sans
doute posée autant de fois que son personnage : Faut-il partir,
quand on est sûr de ne jamais guérir d'un pays si poignant
?
Raphaëlle Rérolle (1) Métailié, 1997.
Le Monde daté du vendredi 8 octobre 1999
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