Tout de suite, l'acteur principal de cette fresque de près de deux heures et demi entre en scène : c'est la caméra. Sur la terrasse d'un hôtel de luxe de La Havane, elle s'immisce dans un concours de beauté, plonge de deux ou trois étages, atterrit sur une autre terrasse, louvoie entre les tables au bord d'une piscine, emboîte le pas d'un serveur, puis accompagne une femme en maillot de bain dans la piscine, avant de s'enfoncer sous l'eau avec elle... Cet extraordinaire plan-séquence nous projette en 1958, dans le Cuba d'avant Castro, quand l'île était encore une succursale et le « bordel » de l'Amérique. Dénoncer la mainmise yankee sur le pays puis porter au pinacle ceux qui vont se révolter dans le sillage de Fidel, c'était l'alpha et l'oméga du cahier des charges. Mikhaïl Kalatozov (le réalisateur du célèbre Quand passent les cigognes) va le respecter à la lettre. Mais la lettre l'intéressait sans doute un peu moins que l'image...
Le scénario tient en quatre phrases. Quatre destins exemplaires. Edifiants. Dans la société corrompue du dictateur Batista, Maria, jeune fille pauvre, n'a d'autre choix que de se prostituer pour vivre. De son côté, Pedro, paysan vieillissant, décide de brûler le champ de canne à sucre qu'il cultive, quand le propriétaire lui annonce qu'il a revendu l'exploitation à la toute-puissante United Fruit. A La Havane, Enrique, un étudiant qui a pris la tête d'une manifestation contre le régime, est froidement abattu par un policier et devient le martyr de la cause castriste. Enfin, dans les montagnes, Mario, paysan misérable, décide de rejoindre le maquis et de prendre les armes pour sa libération...
Pas de fioritures psychologiques, un schématisme bétonné. Le salaud ricane, le bon souffre dignement. Entre les deux camps, il faut choisir. Point. Mais Kalatozov, un cinéaste au passé terne de quasi-apparatchik, a, dans cette affaire-là, une ambition plus personnelle : il veut réaliser son Cuirassé Potemkine sous les tropiques. Son maître s'appelle Eisenstein. Il va filmer sous influence : gros plans expressionnistes, contre-plongées vertigineuses, contrastes poussés d'un noir et blanc somptueux... Mieux : épaulé par un chef opérateur de génie, Sergeï Urusevsky, Kalatozov y ajoute des audaces formelles qui sont, elles, sans modèle. La caméra, portée à l'épaule ou perchée au bout d'une grue, est d'une mobilité saisissante. Les funérailles d'Enrique, l'étudiant martyr, constituent un morceau de bravoure fabuleusement réglé. Et l'incendie du champ de canne à sucre par Pedro prend les dimensions d'un cataclysme fantastique.
Le cinéaste hyperbolise à tout va. Il traque l'épique dans les replis d'un réel réinventé de A à Z. Cela confine parfois à la boursouflure symbolique, mais, loin des chromos du réalisme socialiste alors en vigueur, Soy Cuba résiste à la normalisation visuelle. Le film ne plut d'ailleurs ni aux Soviétiques ni aux Cubains : trop de « formalisme », pas assez de didactisme. On ignore si Kalatozov était vraiment convaincu que le communisme version Moscou ou version La Havane pouvait changer le monde. Son film reflète, en tout cas, une foi inébranlable dans la capacité de l'image à transfigurer la réalité. Dans Soy Cuba, c'est le peuple cubain qu'on lui demandait de sanctifier, mais, au bout du compte, quarante ans plus tard, c'est le cinéma qui est célébré avec une ferveur exaltée.
Jean-Claude Loiseau