Tout au long de Nocturne, l'album cubain de
Charlie Haden, on devine sans jamais la sentir l'ambiance du studio :
celle de la séance d'enregistrement, fin août 2000, à Miami. On
pressent, sans qu'il pèse, ce climat d'affection studieuse. Charlie
Haden (contrebasse Jean-Baptiste Vuillaume), Gonzalo Rubalcaba (Yamaha
accordé en vol), Federico Britos Ruiz (violon), Ignacio Berroa (batteur
de Dizzy Gillespie), plus quelques invités de luxe se sont enfermés
pendant cinq jours. Cinq jours face à un répertoire de vieilles
chansons, En la orilla del mundo, Noche de ronda, Nocturnal, Yo sin
ti, joués comme on murmure, sans rien presser, sans le moindre
chantage au lyrisme, à la virtuosité, à l'importance. Bref, ce disque
va à l'envers de tout ce qui se fait. Il est l'œuvre de musiciens
modestes, sûrs d'eux, et convaincus de la justesse de vues de Charlie
Haden.
Charlie Haden est pointilleux. Tout lui chaut : la qualité du
lieu (le Hit Factory, ex-Criteria), mais aussi son histoire et sa réputation,
la couleur des boiseries et les partenaires aux manettes - Jay Newland
et Chris - aussi précieux en l'occurrence que les instrumentistes,
l'accordeur, la température ou les conversations à voix basse.
Pourquoi ce disque de boléros mélancoliques est-il une réussite
sur toute la ligne ? Pour le son, évidemment, la délicatesse de
la présentation, la lenteur et l'esprit des interprétations. Sur
place, les "voix" se font une à une. Les musiciens se
montrent les chansons, en parlent, cherchent le juste tempo,
enregistrent pour voir le piano et la basse, savent perdre leur temps.
On peut regretter que cette étape ne donne pas lieu à diffusion :
il y a dans ces moments une grâce première, quelque chose de brut,
dont les machines ont fait perdre l'habitude. On a en tête la version
initiale d'El Ciego et ses prises successives, la lenteur, la
simplicité, la douceur. On ne sait comment se fait le choix. Charlie
Haden a des idées précises sur la question. Il y faut une certaine
force intérieure.
DES DÉTAILS QUI N'EN SONT PAS
D'un autre côté, ce premier jet résisterait sans doute
difficilement à la répétition. En conséquence, la "fraîcheur"
d'un enregistrement est l'objet d'un soin et d'une patience inversement
proportionnels au résultat visé. Au fond, le moment le plus paisible
est également le plus tendu : il tient en cinq jours initiaux de
studio, temps condensé dont ne sont plus capables que les musiciens de
jazz. Un seul exemple : entre les morceaux, il y a un intervalle de
silence. La qualité de ce silence, sa durée, sa place, sont réglées
à la fraction de seconde près. En amont, le plaisir d'un disque,
l'impression de réussite qu'il communique, peut dépendre de sa
construction, de l'enchaînement harmonique de ses morceaux, de ses
contrastes, de ses analogies. Haden (cet album est produit par ses
soins) comme son "producteur exécutif", Daniel Richard, est
attentif à ces détails qui n'en sont pas.
D'où cette anthologie de pièces rares venues de Cuba et jouées par
des mains qui ont pas mal de titres à le faire. Une remarque :
l'histoire du jazz s'est largement faite par des musiciens qui
arrachaient leurs heures, leurs instants, leur créativité au métier
ordinaire. Et à l'exploitation. Ils jouaient "after hours",
pour eux-mêmes, c'étaient des chercheurs scientifiques. Les patrons de
clubs et de dancings exigeaient d'eux qu'ils soient des musiciens de
variété. Le jazz, c'est dans la quatrième dimension qu'ils
l'inventaient, hors règles, hors terrorisme populiste. Par un juste
retour des choses, des artistes de la plus haute qualité (Charlie
Haden, Gonzalo Rubalcaba), prennent aujourd'hui en main un répertoire
populaire et le servent en grands musiciens. Telle est la leçon des
Rubalcaba, Bosco, Brito Ruiz "y otros". L'idée la plus
inventive du jazz vient donc aujourd'hui du centre et du sud de l'Amérique.
L'argent et l'idéologie n'y sont pas tout à fait les mêmes. D'où la
réussite dont on parle et l'espèce de joie morale qu'elle donne.
Francis Marmande
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