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 Charlie Haden signe un album cubain réussi sur toute la ligne
 
 

Nocturne, 1 CD Universal Gitanes 013 611-2.
Tout au long de Nocturne, l'album cubain de Charlie Haden, on devine sans jamais la sentir l'ambiance du studio : celle de la séance d'enregistrement, fin août 2000, à Miami. On pressent, sans qu'il pèse, ce climat d'affection studieuse. Charlie Haden (contrebasse Jean-Baptiste Vuillaume), Gonzalo Rubalcaba (Yamaha accordé en vol), Federico Britos Ruiz (violon), Ignacio Berroa (batteur de Dizzy Gillespie), plus quelques invités de luxe se sont enfermés pendant cinq jours. Cinq jours face à un répertoire de vieilles chansons, En la orilla del mundo, Noche de ronda, Nocturnal, Yo sin ti, joués comme on murmure, sans rien presser, sans le moindre chantage au lyrisme, à la virtuosité, à l'importance. Bref, ce disque va à l'envers de tout ce qui se fait. Il est l'œuvre de musiciens modestes, sûrs d'eux, et convaincus de la justesse de vues de Charlie Haden.

Charlie Haden est pointilleux. Tout lui chaut : la qualité du lieu (le Hit Factory, ex-Criteria), mais aussi son histoire et sa réputation, la couleur des boiseries et les partenaires aux manettes - Jay Newland et Chris - aussi précieux en l'occurrence que les instrumentistes, l'accordeur, la température ou les conversations à voix basse.

Pourquoi ce disque de boléros mélancoliques est-il une réussite sur toute la ligne ? Pour le son, évidemment, la délicatesse de la présentation, la lenteur et l'esprit des interprétations. Sur place, les "voix" se font une à une. Les musiciens se montrent les chansons, en parlent, cherchent le juste tempo, enregistrent pour voir le piano et la basse, savent perdre leur temps. On peut regretter que cette étape ne donne pas lieu à diffusion : il y a dans ces moments une grâce première, quelque chose de brut, dont les machines ont fait perdre l'habitude. On a en tête la version initiale d'El Ciego et ses prises successives, la lenteur, la simplicité, la douceur. On ne sait comment se fait le choix. Charlie Haden a des idées précises sur la question. Il y faut une certaine force intérieure.

DES DÉTAILS QUI N'EN SONT PAS

D'un autre côté, ce premier jet résisterait sans doute difficilement à la répétition. En conséquence, la "fraîcheur" d'un enregistrement est l'objet d'un soin et d'une patience inversement proportionnels au résultat visé. Au fond, le moment le plus paisible est également le plus tendu : il tient en cinq jours initiaux de studio, temps condensé dont ne sont plus capables que les musiciens de jazz. Un seul exemple : entre les morceaux, il y a un intervalle de silence. La qualité de ce silence, sa durée, sa place, sont réglées à la fraction de seconde près. En amont, le plaisir d'un disque, l'impression de réussite qu'il communique, peut dépendre de sa construction, de l'enchaînement harmonique de ses morceaux, de ses contrastes, de ses analogies. Haden (cet album est produit par ses soins) comme son "producteur exécutif", Daniel Richard, est attentif à ces détails qui n'en sont pas.

D'où cette anthologie de pièces rares venues de Cuba et jouées par des mains qui ont pas mal de titres à le faire. Une remarque : l'histoire du jazz s'est largement faite par des musiciens qui arrachaient leurs heures, leurs instants, leur créativité au métier ordinaire. Et à l'exploitation. Ils jouaient "after hours", pour eux-mêmes, c'étaient des chercheurs scientifiques. Les patrons de clubs et de dancings exigeaient d'eux qu'ils soient des musiciens de variété. Le jazz, c'est dans la quatrième dimension qu'ils l'inventaient, hors règles, hors terrorisme populiste. Par un juste retour des choses, des artistes de la plus haute qualité (Charlie Haden, Gonzalo Rubalcaba), prennent aujourd'hui en main un répertoire populaire et le servent en grands musiciens. Telle est la leçon des Rubalcaba, Bosco, Brito Ruiz "y otros". L'idée la plus inventive du jazz vient donc aujourd'hui du centre et du sud de l'Amérique. L'argent et l'idéologie n'y sont pas tout à fait les mêmes. D'où la réussite dont on parle et l'espèce de joie morale qu'elle donne.

Francis Marmande

 

Le Monde daté du samedi 19 mai 2001


 
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