Il était l'auteur de "la" photo du Che
Il arrive que l'on soit célèbre dans le monde entier pour une seule
photographie. Mais quelle photographie ! Le portrait romantique, mythifié
de Che Guevara en blouson et aux cheveux longs, le regard perdu dans ses
convictions, portant le béret noir étoilé du commandant de la révolution,
est sans doute l'icône la plus reproduite du XXe siècle.
Alberto Diaz Gutierrez, plus connu sous le nom de Korda | AFP |
Combien d'apprentis révolutionnaires ont punaisé ce poster dans leur chambre ?
Quand il devait évoquer sa photo, lors d'une exposition lointaine, ou au
visiteur de passage, dans un café de La Havane, l'auteur du cliché avait la même
voix rocailleuse et passionnée, répétant pour la millième fois comment son
appareil avait croisé, en 1960, les yeux d'un leader révolutionnaire qu'il
admirait. L'auteur de la photographie, Alberto Korda, était bien moins célèbre
que sa photo. Il le savait mais n'en prenait pas ombrage. Il est mort, vendredi
25 mai à Paris, d'une crise cardiaque. Il avait soixante-douze ans.
Pourquoi à Paris, lui qui était devenu un monument de la capitale cubaine,
que l'on s'en va visiter ? Parce que, justement, Korda était à Paris à
l'occasion d'une de ses expositions. "Il est mort ce matin à
Paris", a déclaré l'un de ses amis, Liborio Noval, photographe au
quotidien gouvernemental Granma. Korda avait été découvert en France,
en 1989, lorsqu'il était venu en invité de marque de la première édition de
Visa pour l'image de Perpignan, le festival du photojournalisme. Il fit alors
beaucoup pour lancer ce rendez-vous photographique. Nous l'avions alors découvert,
avec sa barbe taillée sur un visage anguleux, la voix si forte et décidée
qu'elle traduisait de fermes convictions castristes.
Peu importe, on aimait l'entendre évoquer ce portrait en noir et blanc, pris
le 6 mars 1960, lors d'un enterrement à La Havane : un attentat
attribué à la CIA avait fait exploser un cargo rempli d'armes, faisant 80 morts
et 200 blessés. A peine un an avant, le 1er janvier 1959, les barbus
révolutionnaires, avec Castro à leur tête, prenaient La Havane et
renversaient la dictature de Batista. Durant l'enterrement, Fidel Castro lance :
"La patrie ou la mort ! Nous vaincrons !" "C'est du
hasard, du hasard, cette photo !", nous répétait Korda. Cet
ancien photographe de mode travaillait pour le journal Revolucion,
publiant des portraits de personnalités. Il est devant la tribune officielle où
Fidel Castro fait un de ses interminables discours.
Se tiennent, à côté du tribun, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en
voyage "officiel", pour découvrir et soutenir la révolution cubaine.
Le Che n'est d'abord pas présent. "Et puis j'ai remarqué le Che qui
est arrivé et s'approchait de la balustrade de la tribune. Ça a duré trente
secondes, pas plus..."Korda se tient en contre-plongée, ce qui va
accentuer l'aspect messianique du portrait.
Cette photographie figure dans Les 100 photos du siècle, série de
films documentaires de Marie-Monique Robin, devenue un livre (éd. du Chêne,
1999). Dans ce documentaire, Korda dit qu'il voit s'avancer le Che "pour
embrasser du regard la foule amassée sur des kilomètres. J'ai juste eu le
temps de prendre une photo horizontale, puis une seconde verticale, avec un
objectif 90 mm. Puis le Che s'est retiré. Je n'oublierai jamais son
regard, où se mêlaient la détermination et la souffrance." La
planche de contact confirme ce que dit Korda. Deux images. Celle d'avant montre
Castro, celle d'après Sartre. Des deux photos, c'est le cadrage horizontal qui
a été retenu, après qu'on a gommé un profil anonyme sur le coin gauche et un
palmier sur le coin droit. "Je préférais la verticale mais il y a la tête
d'un homme qui dépasse au-dessus de l'épaule du Che, a expliqué Korda
dans le documentaire de Marie-Monique Robin. A l'époque, il n'y avait pas
d'ordinateur pour la corriger."
La photo ne fut pas publiée dans Revolucion, qui ne retint que les
portraits de Sartre et de Beauvoir. Korda, dans son labo, fait un tirage d'une
photo qu'il considère vite comme "le plus beau portrait du Che".
Ce n'est que de longues années plus tard, après que le Che a été abattu par
des militaires boliviens, en octobre 1967, que la photo est publiée dans le
monde entier, profitant aussi du mouvement de 1968. La légende du Che pouvait
commencer. Mais aussi les ennuis pour Korda, notamment parce que Cuba n'a pas
signé la convention de Berne sur la propriété intellectuelle.
ICÔNE DE LA JEUNESSE
Quand, à Perpignan, on lui demandait pourquoi il ne réagissait pas devant
de tels abus de reproduction de son travail, passant à côté de droits
d'auteur et donc d'une belle fortune, Korda répondait, la voix un peu plus hésitante,
que cette icône, brandie sur les barricades de Mai 68, qui a accompagné tous
les mouvements de jeunesse, servait la révolution cubaine. Néanmoins, à
partir de 1990, il a tenté de mieux protéger ses droits, et, en 2000, il avait
même menacé de poursuivre en justice une agence de publicité britannique qui
avait utilisé le cliché pour une campagne en faveur de la vodka Smirnoff. Il
était parvenu à un arrangement à l'amiable sur la base de 50 000 dollars
de dommages et intérêts qu'il avait versés à une ONG fournissant des médicaments
aux enfants. "Si le Che était encore en vie, il aurait fait
pareil", avait réagi Korda. Cet accord, ratifié par la Haute Cour de
Londres, lui reconnaissait la propriété intellectuelle de la photo.
Derrière cette photo, derrière Korda, se cachait un photographe méconnu.
Photographe de mode de renom dans les années 1950, reconverti dans la révolution
après 1959, Alberto Diaz Guttierez, devenu Korda, né en 1928, entre comme
photoreporter à la revue Revolucion. C'est en photographe mais aussi en
militant qu'il saisit des manifestations, récoltes de canne à sucre, scènes
d'usine, et qu'il réalise des portraits des principaux dirigeants du pays
nouveau. Autant de photos, souvent sensibles, très proches des gens, que l'on a
pu voir à Perpignan en 1989, et ensuite dans nombre d'expositions à travers le
monde. Korda avait dans ses cartons des centaines de clichés du Che, dont il
avait sélectionné les plus beaux pour les exposer dans le monde entier. Sur sa
chemise ouverte, on pouvait parfois découvrir le portrait du Che sur un médaillon,
qu'il portait autour du cou. "Il restera en moi jusqu'à ma mort."
Michel Guerrin
"Je n'ai jamais touché un centime"
La photo du Che par Korda sera utilisée sans la signature de l'auteur. L'éditeur
italien de Milan Giangiacomo Feltrinelli, admirateur de la révolution cubaine
mais aussi homme d'affaires avisé, réalisa un poster à partir de la photo de
Korda. "un million d'exemplaires à 5 dollars pièce, avec pour crédit
copyright feltrinelli", dit-on dans Les 100 Photos du siècle, où
Korda explique : "Je lui avais offert un tirage lors d'un de ses
voyages à Cuba. Je n'ai jamais touché un centime.""La"
photo de Korda a été reproduite à des millions d'exemplaires sur des cartes
postales, posters, tee-shirts, porte-clés, coussins, skis, paquets de café,
bouteilles de bière, tableaux réalistes sur les marchés de La Havane,
souvenirs en tout genre, sans parler des reproductions dans les livres et les
journaux...
Le Monde daté du 27 mai 2001
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