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 Il était l'auteur de "la" photo du Che
 
 

Alberto Korda est mort, vendredi 25 mai à Paris, à l'âge de soixante-douze ans.

Il arrive que l'on soit célèbre dans le monde entier pour une seule photographie. Mais quelle photographie ! Le portrait romantique, mythifié de Che Guevara en blouson et aux cheveux longs, le regard perdu dans ses convictions, portant le béret noir étoilé du commandant de la révolution, est sans doute l'icône la plus reproduite du XXe siècle.

Alberto Diaz Gutierrez, plus connu sous le nom de Korda | AFP
Combien d'apprentis révolutionnaires ont punaisé ce poster dans leur chambre ? Quand il devait évoquer sa photo, lors d'une exposition lointaine, ou au visiteur de passage, dans un café de La Havane, l'auteur du cliché avait la même voix rocailleuse et passionnée, répétant pour la millième fois comment son appareil avait croisé, en 1960, les yeux d'un leader révolutionnaire qu'il admirait. L'auteur de la photographie, Alberto Korda, était bien moins célèbre que sa photo. Il le savait mais n'en prenait pas ombrage. Il est mort, vendredi 25 mai à Paris, d'une crise cardiaque. Il avait soixante-douze ans.

Pourquoi à Paris, lui qui était devenu un monument de la capitale cubaine, que l'on s'en va visiter ? Parce que, justement, Korda était à Paris à l'occasion d'une de ses expositions. "Il est mort ce matin à Paris", a déclaré l'un de ses amis, Liborio Noval, photographe au quotidien gouvernemental Granma. Korda avait été découvert en France, en 1989, lorsqu'il était venu en invité de marque de la première édition de Visa pour l'image de Perpignan, le festival du photojournalisme. Il fit alors beaucoup pour lancer ce rendez-vous photographique. Nous l'avions alors découvert, avec sa barbe taillée sur un visage anguleux, la voix si forte et décidée qu'elle traduisait de fermes convictions castristes.

Peu importe, on aimait l'entendre évoquer ce portrait en noir et blanc, pris le 6 mars 1960, lors d'un enterrement à La Havane : un attentat attribué à la CIA avait fait exploser un cargo rempli d'armes, faisant 80 morts et 200 blessés. A peine un an avant, le 1er janvier 1959, les barbus révolutionnaires, avec Castro à leur tête, prenaient La Havane et renversaient la dictature de Batista. Durant l'enterrement, Fidel Castro lance : "La patrie ou la mort ! Nous vaincrons !" "C'est du hasard, du hasard, cette photo !", nous répétait Korda. Cet ancien photographe de mode travaillait pour le journal Revolucion, publiant des portraits de personnalités. Il est devant la tribune officielle où Fidel Castro fait un de ses interminables discours.

Se tiennent, à côté du tribun, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, en voyage "officiel", pour découvrir et soutenir la révolution cubaine. Le Che n'est d'abord pas présent. "Et puis j'ai remarqué le Che qui est arrivé et s'approchait de la balustrade de la tribune. Ça a duré trente secondes, pas plus..."Korda se tient en contre-plongée, ce qui va accentuer l'aspect messianique du portrait.

Cette photographie figure dans Les 100 photos du siècle, série de films documentaires de Marie-Monique Robin, devenue un livre (éd. du Chêne, 1999). Dans ce documentaire, Korda dit qu'il voit s'avancer le Che "pour embrasser du regard la foule amassée sur des kilomètres. J'ai juste eu le temps de prendre une photo horizontale, puis une seconde verticale, avec un objectif 90 mm. Puis le Che s'est retiré. Je n'oublierai jamais son regard, où se mêlaient la détermination et la souffrance." La planche de contact confirme ce que dit Korda. Deux images. Celle d'avant montre Castro, celle d'après Sartre. Des deux photos, c'est le cadrage horizontal qui a été retenu, après qu'on a gommé un profil anonyme sur le coin gauche et un palmier sur le coin droit. "Je préférais la verticale mais il y a la tête d'un homme qui dépasse au-dessus de l'épaule du Che, a expliqué Korda dans le documentaire de Marie-Monique Robin. A l'époque, il n'y avait pas d'ordinateur pour la corriger."

La photo ne fut pas publiée dans Revolucion, qui ne retint que les portraits de Sartre et de Beauvoir. Korda, dans son labo, fait un tirage d'une photo qu'il considère vite comme "le plus beau portrait du Che". Ce n'est que de longues années plus tard, après que le Che a été abattu par des militaires boliviens, en octobre 1967, que la photo est publiée dans le monde entier, profitant aussi du mouvement de 1968. La légende du Che pouvait commencer. Mais aussi les ennuis pour Korda, notamment parce que Cuba n'a pas signé la convention de Berne sur la propriété intellectuelle.

ICÔNE DE LA JEUNESSE

Quand, à Perpignan, on lui demandait pourquoi il ne réagissait pas devant de tels abus de reproduction de son travail, passant à côté de droits d'auteur et donc d'une belle fortune, Korda répondait, la voix un peu plus hésitante, que cette icône, brandie sur les barricades de Mai 68, qui a accompagné tous les mouvements de jeunesse, servait la révolution cubaine. Néanmoins, à partir de 1990, il a tenté de mieux protéger ses droits, et, en 2000, il avait même menacé de poursuivre en justice une agence de publicité britannique qui avait utilisé le cliché pour une campagne en faveur de la vodka Smirnoff. Il était parvenu à un arrangement à l'amiable sur la base de 50 000 dollars de dommages et intérêts qu'il avait versés à une ONG fournissant des médicaments aux enfants. "Si le Che était encore en vie, il aurait fait pareil", avait réagi Korda. Cet accord, ratifié par la Haute Cour de Londres, lui reconnaissait la propriété intellectuelle de la photo.

Derrière cette photo, derrière Korda, se cachait un photographe méconnu. Photographe de mode de renom dans les années 1950, reconverti dans la révolution après 1959, Alberto Diaz Guttierez, devenu Korda, né en 1928, entre comme photoreporter à la revue Revolucion. C'est en photographe mais aussi en militant qu'il saisit des manifestations, récoltes de canne à sucre, scènes d'usine, et qu'il réalise des portraits des principaux dirigeants du pays nouveau. Autant de photos, souvent sensibles, très proches des gens, que l'on a pu voir à Perpignan en 1989, et ensuite dans nombre d'expositions à travers le monde. Korda avait dans ses cartons des centaines de clichés du Che, dont il avait sélectionné les plus beaux pour les exposer dans le monde entier. Sur sa chemise ouverte, on pouvait parfois découvrir le portrait du Che sur un médaillon, qu'il portait autour du cou. "Il restera en moi jusqu'à ma mort."

Michel Guerrin


"Je n'ai jamais touché un centime"

 

La photo du Che par Korda sera utilisée sans la signature de l'auteur. L'éditeur italien de Milan Giangiacomo Feltrinelli, admirateur de la révolution cubaine mais aussi homme d'affaires avisé, réalisa un poster à partir de la photo de Korda. "un million d'exemplaires à 5 dollars pièce, avec pour crédit copyright feltrinelli", dit-on dans Les 100 Photos du siècle, où Korda explique : "Je lui avais offert un tirage lors d'un de ses voyages à Cuba. Je n'ai jamais touché un centime.""La" photo de Korda a été reproduite à des millions d'exemplaires sur des cartes postales, posters, tee-shirts, porte-clés, coussins, skis, paquets de café, bouteilles de bière, tableaux réalistes sur les marchés de La Havane, souvenirs en tout genre, sans parler des reproductions dans les livres et les journaux...

Le Monde daté du 27 mai 2001


 
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