Sur les rives du détroit de Floride |
Ena Lucía Portela, Cubaine de Cuba nourrie aux meilleurs auteurs, et Ana
Menéndez, Cubaine de Miami, témoignent, chacune à sa manière, de la
difficulté de vivre dans l'île ou en exil.
CENT BOUTEILLES SUR UN MUR (Cien botellas sobre una pared)
d'Ena Lucía Portela. Traduit de l'espagnol (Cuba) par François Maspero,
Seuil, 316 p., 20 €. Ena Lucía Portela a tout simplement du talent : dans Cent bouteilles sur un mur, elle sait faire rire, passer du coq à l'âne, rendre la lecture intelligente et naturelle avec une dextérité confondante, si bien que la page tournée s'est déjà perdue dans la suivante. Trente ans, fille de traducteurs, trois romans derrière elle, et le prix Rulfo en 1999 décerné par Radio-France internationale, elle vit toujours à Cuba où elle est née, petite brune alerte qui parle d'évidence : "Comment je vis, je ne sais pas. Je tâche de ne pas me poser la question. Je n'ai que du plaisir à écrire, aucune peine. Ce roman, déjà publié en Espagne et traduit en France, paraîtra à Cuba, s'il y a du papier..." Décrite ainsi, Ena Lucía Portela semble marcher à l'humour et à l'intuition avec un allant que la maladie de Parkinson dont elle souffre paraît à peine entamer. Devant cette simplicité affichée, quel lecteur devinerait qu'elle connaît parfaitement le théâtre d'Aristophane, l'œuvre de Virginia Woolf et d'Emily Brontë, Les Liaisons dangereuses de Laclos, Edgar Poe et les grands classiques du roman noir américain ? Dans sa conversation comme sous sa plume, la culture est digérée, brassée et réincorporée sans effet de manche. Son usage irrespectueux du burlesque et la justesse de la narration, travaillée pour fondre plusieurs registres de langue, en dit long sur l'efficacité de ses lectures. Quand Zeta, son héroïne à la langue bien pendue, tente de se concentrer dans le capharnaüm de son immeuble, baptisé à juste titre le "Joyeux Marteau", elle imagine une seconde "Mrs Woolf obligée d'écrire Mrs Dalloway dans le caquètement des poules, les hurlements assourdissants du mégathérium en train d'essayer de bouffer le compteur électrique ou le pauvre agouti qui ne ferait pas de mal à une mouche, le claquement des dominos sur une table (et que je t'abats le double-six, putain, et que tu l'as dans le cul, et que t'es qu'un sale macaque), les grognements du cochon qui se carapate épouvanté quand on prétend le doucher avec le tuyau d'arrosage, histoire qu'il pue moins, la guerre des décibels entre Compay Segundo, El Medico de la salsa, NG La Banda...". Zeta traîne avec elle la rumeur du monde, au lieu de s'en abstraire ; elle subit les coups de son amant, un ancien juge clochardisé, au lieu de le quitter ; elle accepte aussi les caprices de sa meilleure amie, écrivain à succès, tombeuse de ces dames au sang froid. Le trio peut paraître délicieusement excentrique, comme le roman dans son ensemble, jusqu'à la fin tragique : "J'aime le refrain qui a donné son titre au livre, commente Portela. En général, les comptines vont crescendo, jusqu'à l'infini, tandis que celle-là va à rebours. Les bouteilles tombent du mur jusqu'à la dernière. Si l'on arrive à zéro, peut-être que rien de mal n'arrivera." Peut-être bien. "J'AIMERAIS ÊTRE UN TOURISTE" A peine plus âgée qu'Ena Lucía Portela, Ana Menéndez, fille d'immigrés cubains, écrit en anglais de l'autre bord, de ce Miami où la communauté cubaine a immigré, pour y connaître la nostalgie et la dérision de l'exil. "L'exil est aussi terrible que la vie à Cuba", disait Portela, qui n'a pas quitté l'île. C'est ce qu'illustrent ces onze nouvelles d'Ana Menéndez : A Cuba j'étais un berger allemand esquisse à partir de moments futiles le portrait d'une communauté, installée en Floride, qui "vit dans ce pays depuis quarante ans" sans pour autant s'y faire : des parties de dominos menées à bâtons rompus, un ouragan qui ne vient pas, une nuit d'insomnie, un dîner de famille pantagruélique, ou encore la visite incongrue d'un perroquet allégorique, alter ego bizarre et bigarré du Nevermore d'Edgar Poe. Qu'ont-ils à faire, ces exilés, à part guetter le vent des tropiques, les coups de fil de Cuba, l'arrivée périlleuse des réfugiés et le retour des souvenirs ? Ils se souviennent, c'est vrai, mais pas sans ironie. Les voilà qui se racontent l'histoire d'un petit garçon interrogé par le Lider Maximo, en visite dans une école de La Havane : "Et dis-moi Pepito, qu'est-ce que tu aimerais faire quand tu seras grand ? "Pepito sourit et dit : "Comandante, j'aimerais être un touriste." Les deux premières nouvelles et les trois dernières comptent parmi les plus réussies du recueil. Le léger décousu qu'Ana Menéndez pratique entre les répliques et les épisodes est si bien employé que ses textes restituent à la lecture "cette sensation de sécurité absolue, même si ce n'est pas le cas" ressentie par certains de ses personnages. Au milieu du recueil subsiste une nouvelle à part, chant de la perte profondément mélancolique, qui porte son titre à la perfection : "Pourquoi nous sommes partis". Fabienne Dumontet LE MONDE DES LIVRES du 08.05.03 |