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Mis à jour le mardi 11 avril 2000
MIAMI de notre envoyée spéciale
Sylvie Kauffmann
Pour la première fois depuis
quarante ans, Uva de Aragon est retournée à Cuba l'an dernier.
Elle y a retrouvé de la famille, a visité la maison de sa
grand-mère, aujourd'hui habitée par d'autres mais où
ni la vaisselle ni les livres n'ont changé de place sur les étagères,
elle a parlé avec les Cubains, a donné des conférences
à l'université. « Depuis, je vois les choses autrement
», dit-elle. Quelques mois après, elle y est retournée
avec sa sour. Le mois prochain, elle y va avec sa fille. A des amis cubains
sur place, elle a donné à lire les épreuves d'un roman
autobiographique qu'elle a écrit sur la vie de deux sours cubaines
séparées par l'exil. A sa grande surprise, « les gens
là-bas étaient très étonnés de découvrir
ce que c'était que la vie en exil. Ils croyaient que pour nous,
exilés, tout était facile, que nous avions oublié
Cuba, que tout ça ne nous intéressait plus ».
Peintre et éditeur, Ramon Alejandro
aussi revient de Cuba, où il a passé deux semaines pour la
première fois depuis quarante ans, et ne peut pas s'empêcher
de l'annoncer fièrement à la serveuse du petit restaurant
Villa Habana où il s'apprête à entamer un poisson frit
comme là-bas. Ce qui pourrait être une banale conversation
d'immigrés dans n'importe quel pays du monde reflète, à
Miami, une profonde évolution : non seulement de plus en plus d'exilés
cubains vont à Cuba, mais ils en parlent, ce qui, il y a cinq ans,
était encore difficilement imaginable. Pendant des décennies,
le Cubain de l'exil n'allait pas à Cuba, pas tant que Fidel Castro
y serait le maître, pas tant qu'il faudrait demander un visa pour
aller dans son propre pays. Celui qui osait transgresser l'interdit était
mis au ban de la communauté.
Mais le tabou est tombé et avec
lui l'emprise de la vieille garde de l'exil, les Cubains de « l'exil
historique » - « l'exil hystérique », plaisantent
les jeunes sur le reste de la communauté. La vieille garde
n'avait qu'une idée en tête : renverser Castro, comme elle
avait tenté de le faire dans l'aventure malheureuse de la baie des
Cochons. Les jeunes, soit Cubano-Américains de la deuxième
génération, soit arrivés au cours des deux dernières
grandes vagues d'immigration (l'exode de Mariel, en 1980, puis celui des
balseros, les boat-people de 1994, dont l'arrivée a été
suivie d'un accord autorisant 20 000 Cubains à émigrer chaque
année aux Etats-Unis), n'ont plus cette obsession. « Les gens
de l'exil historique avaient construit leur vie dans un monde qu'ils aimaient
et qu'ils ont dû abandonner subitement », souligne l'écrivain
Carlos Vitoria, arrivé à Miami en 1980. « Tandis que
nous, nous avons quitté un monde que nous n'aimions pas. »
Plus pragmatiques, les immigrés
récents tiennent à garder le contact avec Cuba, à
garder la possibilité de rendre visite à leur famille restée
sur place, à pouvoir envoyer ces fameuses remesas, les mandats en
dollars qui maintiennent l'île sous respiration artificielle. Favorisés
par de discrètes mesures progressivement mises en place par Washington
(visas, liaisons aériennes, échanges culturels, etc.), les
allers-retours entre Miami et La Havane et, depuis peu, entre New York
et La Havane se multiplient, gagnent presque toutes les couches de l'exil
cubain et, en recréant un lien national, ont un impact croissant
des deux côtés du détroit de Floride. « J'ai
compris que si je voulais vivre dans une communauté cubaine, cela
ne pouvait se faire qu'au contact de celle de là-bas, relève
Ramon Alejandro. L'exilé est malade de se considérer comme
une partie qui n'a pas de tout. »
C'est dans cette diaspora remuante
et changeante qu'Elian Gonzalez, sauvé des eaux par deux pêcheurs
américains et aussi, selon la légende, par la Vierge et par
les dauphins, a fait irruption le 25 novembre 1999. Sa mère meure
dans le naufrage du bateau qui les conduisait de Cuba en Floride. Quatre
mois et demi plus tard, l'exil cubain avoue avoir perdu l'âpre combat
livré pour empêcher son renvoi à Cuba où le
réclament son père, ses quatre grands-parents et Fidel Castro.
Mais ceux qui ont mené cette bataille n'ont pas seulement perdu
Elian : la saga Elian a ravivé les blessures de l'exil, dressé
l'opinion publique américaine contre les Cubains de Miami, exposé
au grand jour un renversement d'alliances entre Washington, Miami et La
Havane et offert à l'ennemi numéro un, Fidel Castro, l'occasion
d'infliger une humiliation supplémentaire aux exilés. Elle
a aussi confirmé les fissures qui existaient déjà
au sein de la communauté. C'est, affirment sans hésiter les
cubanologues de Miami, un épisode au moins aussi important que l'exode
de Mariel lorsque, en 1980, Fidel Castro ouvrit ce port de Cuba aux candidats
au départ ; 130 000 réfugiés cubains, parmi lesquels
Castro avait laissé partir des détenus de droit commun et
des malades psychiatriques, devaient submerger la Floride en quelques mois,
imposant à Miami et à l'exil cubain des transformations brutales
et profondes.
« CONVERGENCE »
« Seuls contre tous »,
résume Armando Perez-Roura, directeur de Radio-Mambi, l'une de ces
radios de Miami en espagnol violemment anticastristes. Blessés par
l'image de « république bananière » aux velléités
de sécession qu'ont revêtue Miami et ses 800 000 Cubains dans
la presse américaine, de nombreux exilés laissent éclater
leur amertume. Ils comprennent mal que « pour la première
fois, comme le relève Carlos Vitoria, les Etats-Unis et Cuba aient
fait cause commune » en ouvrant ensemble pour le retour d'Elian à
Cuba. Pour le sociologue Max Castro, chercheur au centre Nord-Sud de l'université
de Miami, « il y a toujours eu une alliance, parfois difficile, parfois
compliquée, mais réelle entre Washington et l'exil. Aujourd'hui,
l'exil voit cette alliance en réalité plus une convergence
qu'une alliance se déplacer vers l'axe Washington-La Havane ».
D'où ce mot de « trahison » qui fuse, çà
et là, dans la bouche ou sous la plume des plus vieux réfugiés
anticastristes, qui ne veulent surtout pas imaginer que l'époque
où la politique cubaine des Etats-Unis se faisait à Miami
est peut-être révolue.
Elian a créé une unité
de façade dans une communauté qui, pour avoir vécu
le totalitarisme et les déchirements familiaux, a spontanément
désiré que l'enfant reste aux Etats-Unis. Mais l'envers du
décor est plus complexe ; le niveau de mobilisation a été
inférieur à celui qu'auraient souhaité les «
leaders de l'exil », un aréopage hétéroclite
de personnalités sans grande envergure dont aucune n'a l'autorité
de feu Jorge Mas Canosa, décédé en 1997, le seul à
avoir su faire peser le poids de l'exil cubain sur Washington, avec la
bénédiction de Ronald Reagan.
« Nous avons perdu beaucoup de
terrain pendant cette bataille pour Elian », reconnaît l'un
d'eux, Ramon Saul Sanchez. « L'épisode Elian pourrait bien
être le chant du cygne de la vieille garde de l'exil cubain »,
conclut Max Castro. Mais il est vrai qu'on a déjà prédit
le déclin des durs par le passé, et ils sont toujours là,
à Miami comme à La Havane…
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