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Mis à jour le jeudi 11 mai 2000
Pour un peu, on croirait qu'il ne s'est rien passé.
Le sort d'un enfant de six ans, Elian Gonzalez,
a mobilisé Fidel Castro et, à travers lui, une partie non
négligeable de la population cubaine pendant cinq mois. Il a monopolisé
l'attention de l'attorney general (ministre de la justice) des Etats-Unis,
suscité un débat national, provoqué une intervention
musclée des forces de l'ordre américaines et mis sens dessus
dessous l'exil cubain de Miami. Mais tandis qu'Elian se remet de ses aventures
en famille dans le secret d'une résidence officielle américaine
en rase campagne d'ordinaire réservée aux hauts dignitaires,
la vie a repris son cours entre Washington et La Havane : Fidel Castro
est retourné à ses tirades anti-impérialistes et les
Etats-Unis à leur paralysie. La « première trêve
entre les Etats-Unis et Cuba depuis quarante et un ans » aura
été de courte durée : vingt-quatre heures, a décrété
Castro. Les Américains, eux, n'y ont même pas prêté
attention.
L'affaire Elian n'aurait donc rien changé.
Castro a gagné une partie qu'il a jouée de main de maître,
il a exploité à fond le filon Elian, réussi à
détourner l'attention d'une situation intérieure et diplomatique
qui, en novembre 1999, tournait dangereusement à son désavantage.
L'irruption dans l'actualité du petit balsero naufragé
et l'occasion d'un nouveau bras de fer avec les Etats-Unis et surtout avec
la « mafia cubaine » de Miami, ennemie jurée
du castrisme, ont été providentielles. Le Lider Maximo
ne pouvait sortir que gagnant de cet épisode : si Elian regagnait
Cuba avec son père, c'était la victoire ; s'il restait aux
Etats-Unis, Cuba pourrait de nouveau crier à la tyrannie américaine
esclave de Miami. Elian a retrouvé son père, mais la famille
est toujours aux Etats-Unis en attendant que la justice statue en appel,
ce qui permet au chef de l'Etat cubain de se vanter d'avoir fait plier
les Etats-Unis tout en les accusant de « séquestrer »
Juan Miguel Gonzalez, le père d'Elian. CQFD.
Washington, de son côté, se retrouve
coincé dans un discours de guerre froide à six mois des élections.
Selon Richard Nuccio, conseiller spécial sur Cuba à la Maison
Blanche de 1995 à 1996, aucune réflexion sérieuse
sur Cuba n'est actuellement menée au sein de l'administration :
« Cuba est comme une patate chaude. On la tient dans sa
main un moment, puis on s'aperçoit que c'est très chaud,
on se brûle et on la lance à quelqu'un d'autre. Alors elle
erre, dans la bureaucratie... » « La stratégie
de base cette année, poursuit Richard Nuccio, c'est d'arriver
jusqu'à novembre, ne pas laisser Cuba gâcher les chances des
démocrates en Floride et dans le New Jersey », où
vivent les deux plus grosses communautés cubano-américaines.
Et, paradoxalement, en même temps tout a changé.
Pas à Cuba, bien sûr, pas non plus entre La Havane et Washington,
mais aux Etats-Unis : à Miami d'abord, où l'aile radicale
de l'exil, celle qui exclut tout dialogue avec Cuba et tenait en otage
la politique américaine depuis des années, a subi une cinglante
défaite. Désorganisée, sans véritable leader
depuis la mort de Jorge Mas Canosa en 1997, dépassée par
les vagues ultérieures de l'immigration cubaine dont la priorité
n'est plus le renversement de Castro, elle a mal calculé la réaction
de l'opinion américaine et son poids sur la classe politique à
Washington. Le tabou selon lequel l'administration américaine ne
va pas à l'encontre des exigences de l'exil cubain est tombé.
BON SENS FAMILIAL
Plus grave : ce courant de l'exil s'est discrédité
auprès du reste des Américains qui, à une très
large majorité, ont privilégié la réunion du
père et de l'enfant au maintien d'Elian dans un pays libre mais
avec une famille d'accueil, ont approuvé le raid des autorités
fédérales et se sont prononcés contre la tenue d'auditions
au Congrès sur cette question. L'exaspération à l'égard
des gesticulations de l'exil cubain est telle aux Etats-Unis où,
traditionnellement, les immigrés sont respectueux de leur pays d'adoption
- que les milieux d'affaires de Miami ont entrepris de financer une campagne
pour redresser l'image de leur communauté.
L'opinion américaine a traité l'épisode
Elian comme une affaire de bon sens familial et non pas comme une affaire
politique. Cette perception est un tournant dans l'attitude des Américains
à l'égard de Cuba, car elle révèle une relation
dépassionnée, beaucoup plus tolérante : les Cubains
vivant à Cuba sont devenus des gens comme les autres, qui ont simplement
la malchance de devoir subir une dictature. Le fait que Juan Miguel Gonzalez
soit membre du Parti communiste cubain et manipulé par Castro ne
l'a pas disqualifié comme père de famille. Pour les Américains,
dont 54 % souhaitent à présent le rétablissement des
relations diplomatiques avec Cuba où ils vont de plus en plus nombreux,
illégalement s'il le faut, la guerre froide est terminée,
y compris avec Cuba. Même les leaders républicains au Congrès
ont fini par l'admettre, renonçant, dans une humiliante reculade,
à la tenue d'auditions parlementaires sur l'affaire Elian qui promettaient
de tourner au désastre politico-médiatique.
Cette évolution annonce-t-elle des bouleversements
dans les relations entre Cuba et les Etats-Unis ? Certainement pas, répondent
les experts, qui incitent à la prudence sur les perspectives, par
exemple, d'une levée de l'embargo. Mais, à moyen terme, on
peut imaginer quelque mouvement. Reste une inconnue : l'irrésistible
envie d'émigrer des Cubains. Les accords de migration signés
en 1995 par Washington et La Havane, qui limitent à vingt mille
par an le nombre d'immigrés cubains légaux aux Etats-Unis,
sont une pierre angulaire des relations entre les deux pays. Face à
l'absence de réformes politiques à Cuba cependant, relève
Richard Nuccio, « la pression des candidats au départ
s'est intensifiée depuis un an, nourrie par un réseau très
sophistiqué de passeurs clandestins qui préoccupe beaucoup
les autorités cubaines », car il implique des complicités
et, vraisemblablement, de la corruption, au sein du régime. Les
deux gouvernements ont un intérêt commun à maintenir
la migration sous contrôle, mais Fidel Castro sait qu'il peut aussi
utiliser l'exode comme une arme. Et si cette bataille-là reprend,
La Havane et Washington sont désormais face à face : Miami
ne peut plus servir de punching-ball à Castro, ni de bouclier à
Clinton.
Sylvie Kauffmann
Le Monde daté du vendredi
12 mai 2000 |